Toutes les recettes pour briller en société ou, pourquoi pas, écrire une chronique à succès, l’une des plus efficaces consiste à se comparer à la Corée du Sud. Il y a tant d’années (par exemple, un demi-siècle, ou “dans les années 1950”), la Corée du Sud était un pays très pauvre (ou “plus pauvre que le Maroc”, ou “le plus pauvre du monde”). Sauf que, là où le Maroc stagna, la Corée du Sud, elle, s’acharna à se hisser aux sommets d’où elle nous toise aujourd’hui. Cette comparaison, qui émerge dans la presse au moins une fois par an, dite sur le ton de l’évidence, se retrouve d’ailleurs dans d’autres pays voisins, et parfois même auprès des institutions internationales. Lesquelles expliquent doctement que le Maroc (ou l’Algérie, ou le Sénégal) devrait faire comme la Corée du Sud. Le problème avec ce type de comparaison, c’est que loin de clarifier une situation, elle ne fait que l’embrouiller encore plus, avec, comme philosophie inconsciente, une espèce d’idéologie de la volonté (“eux, ils l’ont fait, parce qu’ils l’ont décidé, et voulu”), qui néglige l’histoire, le poids de la culture et le contexte géopolitique.
En réalité, le succès de la Corée du Sud, comme d’ailleurs de Taïwan, du Japon ou, aujourd’hui, de la Chine ou du Vietnam, tient à des facteurs anciens et très profonds, complètement inaccessibles au volontarisme politique de court terme. Loin d’être le fruit d’une politique unique lancée au lendemain de la Seconde guerre mondiale, l’essor est-asiatique est par excellence le résultat de toute une civilisation. La Corée a connu, dès le XVe siècle, un début d’alphabétisation de masse, avec l’invention d’un alphabet simplifié qui remplaçait le idéogrammes chinois. Le confucianisme, qu’elle a en partage avec l’ensemble de la région, et qui n’a jamais été remis en cause, lui a donné une forte structure hiérarchisée, rarement discutée, et le culte du savoir plutôt que de la guerre, avec comme corollaire l’idéal du mandarin plutôt que du soldat. Enfin, sa structure familiale est de type souche, comme celle du Japon ou de l’Allemagne : le respect des aînés, l’acceptation des inégalités, un penchant pour l’autoritarisme, font partie des caractéristiques de ce type de structures anthropologiques.
Ce simple panorama montre déjà en quoi la culture maghrébine est aux antipodes de la coréenne. L’égalitarisme musulman sunnite, auquel s’ajoutent la structure familiale égalitaire et endogame, l’idéal de l’homme actif et remuant, l’individualisme acharné… Le Maroc, comme l’Algérie ou la Tunisie, est fondé sur des présupposés inconscients très différents. Voilà pourquoi en Corée du Sud les dictatures se sont succédé sans traumatisme insurmontable. Syngman Rhee, puis Park, gouvernèrent avec une poigne de fer, firent des dizaines de milliers de mort, mirent en esclavage des centaines de milliers de marginaux, comprimèrent les salaires et se partagèrent les bénéfices avec une minuscule oligarchie. Voilà le vrai miracle coréen, et plus généralement est-asiatique : la capacité d’une société à supporter l’insupportable individuellement en vue d’un projet collectif. Le recours à la Corée du Sud est en réalité un procédé rhétorique. Il vise à dédouaner une structure sociale au profit de la responsabilité (ou de l’irresponsabilité) des dirigeants : ah, si seulement on avait eu Park plutôt qu’El Fassi ou Benkirane, et vous aurez vu le miracle marocain ! Le miracle marocain se produira le jour où on se verra enfin tels que nous sommes.