Conduire est politique. Incontestablement. Mais conduire est sexuel aussi. La manière dont les Marocains se comportent au volant dit beaucoup de notre rapport ambigu au politique, au sexuel et au nœud enchevêtré qu’ils forment.
Brûler un feu rouge n’est pas un signe de hâte ou d’urgence. C’est une prise de position sur la loi publique et ce qu’elle engage en chaque individu. Brûler un feu rouge, c’est s’extraire de l’ordre commun et se placer en position d’exception. Une exception sur un million est un aléa, mais des millions d’exceptions, c’est une société où la loi civile est un rapport de force permanent, négociable à tout moment et à tout moment remis en cause.
Mais si l’incivilité au volant va au-delà du politique, c’est parce qu’elle mobilise tout un fond symbolique qui peine à s’exprimer pacifiquement. Conduire est masculin. Ce constat est universel. Parce que la voiture a remplacé dans les inconscients le cheval du guerrier, parce que le moteur est signe de puissance, il a fallu du temps pour atteindre une relative parité au volant, et il n’est toujours pas courant de voir un homme tranquillement assis à côté d’une conductrice, passivité insoutenable pour l’orgueil masculin. La convergence de ce rapport ambivalent à la loi collective et de cette charge symbolique de la conduite, on la trouve exprimée dans cette expression marocaine par excellence: “âmmar” (“remplis!”). Les conducteurs ne cessent de s’invectiver: “âmmar”!, c’est-à-dire avance, remplis le moindre espace vide, mords sur les passages cloutés, pénètre dans les interstices, entre les couloirs, de biais, en queue de poisson, en épi. Pas un centimètre laissé entre les véhicules, comme si l’espace vide provoquait une insondable angoisse. L’effet concret de cette horreur du vide, c’est le goulot d’étranglement et la pétrification des flux. Mais son sens symbolique est encore plus inquiétant: le vide entre deux véhicules, entre deux files de voitures, devant ou derrière un bus, c’est l’incarnation de l’espace public, cette chose qui, n’étant à personne, appartient à tous. Cette chose fragile que le conducteur veut “remplir” et s’accaparer.
La dimension sexuelle de cet accaparement est à peine voilée. Le conducteur utilise son véhicule comme un organe sexuel destiné à combler les vides qui ne cessent de s’ouvrir devant lui. Il ne s’agit pas de passer d’un point A à un point B dans la fluidité de l’espace vide de tous, mais de sauter d’un trou à un autre. D’où les coups de klaxon, les freinages intempestifs et les accélérations subites. Ce n’est pas que le conducteur soit nerveux, c’est que le conducteur est excité, il y va de sa virilité que la voiture, son organe, reste turgescent, en activité: s’arrêter à un feu rouge, ralentir et attendre quelques mètres derrière le véhicule qui le suit, c’est s’astreindre à une castration horrible. Bref, le Marocain conduit comme un éjaculateur précoce.
Et comme les résonances entre la politique, la sexualité et la conduite ne sont pas à sens unique, il n’est pas excessif de dire que pendant longtemps notre rapport à la politique et au pouvoir fut également celui d’un éjaculateur précoce: des plages de passivité entrecoupées de subites irruptions de violence. Nos politiques en gardent l’opportunisme hâtif comme unique rapport à la chose publique, et le besoin chevillé au corps de “âmmar!”: un poste, un siège, une sinécure, n’importe quoi sauf le vide angoissant de l’opposition, là où se forgent les principes.