[Tribune] Qui va sauver les homosexuels marocains? (Abdellah Taïa)

Par La Rédaction

L'écrivain marocain Abdellah Taïa réagit à la condamnation de trois hommes à Taourirt à trois ans de prison pour homosexualité. Un cri du cœur pour défendre ceux qu'on oublie.

J’ai vu hier soir un film japonais sur l’esclavage, le chef-d’oeuvre L’intendant Sansho de Kenji Mizoguchi, où un père donne à son fils ce dernier conseil : « L’homme sans pitié est inhumain. Sois dur pour toi et généreux pour autrui. »

Bouleversé par ces mots simples et tellement justes, je n’ai pu m’empêcher de faire immédiatement le lien avec les trois  hommes de Taourirt, cruellement condamnés il y a quelques jours à trois ans de prison (peine maximale) pour « homosexualité » et déjà oubliés par les Marocains. Certes la presse a évoqué leur histoire et Internet a impitoyablement relayé les photos humiliantes, dégradantes, de leur arrestation « en flagrant délit » par la police suite à une dénonciation. Mais depuis, rien. Les homosexuels marocains, ce n’est vraiment pas la priorité pour le pouvoir et les citoyens hétérosexuels de ce pays. C’est de leur faute, n’est-ce pas, « ces pédés » n’avaient qu’à se repentir, se soigner, s’abstenir, bien se cacher…

L’homosexuel(le) n’est pas un monstre. Ce n’est pas une honte ni un malade. C’est un être humain. C’est ton enfant, ton frère, ta sœur, ton père, ta tante, ton voisin, ton ami(e), ton professeur, ta nièce, ton député, le mécanicien de ton bloc…

Cela fait au moins 10 ans que l’homosexualité est omniprésente dans les médias marocains, largement débattue. L’association LGBT Aswat ne cesse de lancer régulièrement et courageusement des initiatives pour demander sa dépénalisation. Les chanteurs ouvertement homosexuels Elton John, Mika et Ricky Martin ont été officiellement invités à se produire au festival Mawazine et leur concert transmis en direct sur 2M TV *. Mais, malgré cela, l’homosexuel marocain, lui, n’existe toujours pas. Il ne doit surtout pas exister si ce n’est comme un criminel. Quand il habite à Taourirt, là-bas, si loin de Rabat et de Casablanca, son sort n’intéresse personne au Maroc. Qui connaît d’ailleurs l’existence de la ville de Taourirt ? Qui jamais parle de Taourirt ? Ca se trouve où déjà, ce bled ?

Le Coran recommande le pardon, l’islam incite à ne jamais se hâter dans la condamnation de l’autre et nos traditions elles-mêmes ont un cœur tendre pour nous, tous, absolument tous !

Un sondage récent nous apprend que plus de 80% des Marocains se déclarent contre l’homosexualité. Ils assument franchement cette intolérance, cette discrimination, ce racisme : l’homophobie. Quand je lis cela, j’ai honte et j’ai envie de pleurer. Chialer. Tellement c’est insupportable !

Le Marocain est-il à ce point égoïste, insensible, cruel ? Le malheur et l’injustice que subissent ses frères et sœurs (homosexuels ou pas) ne l’intéressent pas ? Ne le concernent pas ? Pourquoi cette indifférence, ce silence, cette terrifiante politique de l’autruche ?

Pour justifier leur condamnation de l’homosexualité, certains (la plupart en fait) évoquent sans aucune nuance l’islam, le Coran, nos traditions. Nous sommes des Arabes, des musulmans, nous n’acceptons pas parmi nous les invertis, les pervers ! A ceux-là, j’ai envie de répondre ceci : le Coran recommande le pardon, l’islam incite à ne jamais se hâter dans la condamnation de l’autre et nos traditions elles-mêmes ont un cœur tendre pour nous, tous, absolument tous !

Pourquoi alors persister au Maroc dans la cruauté ? Pourquoi la peine maximale de trois ans au mécanicien de Taourirt et à ses deux amis ? Il est vrai qu’ils n’ont pas la chance, eux, d’être de nationalité britannique comme l’homosexuel Ray Cole qui, arrêté à Marrakech fin 2014 avec un Marocain, a été emprisonné puis, suite aux pressions médiatiques de son pays, vite libéré. Il faudra que quelqu’un nous explique officiellement cette différence de traitement. Le Marocain homosexuel est-il plus coupable aux yeux de la justice qu’un Britannique homosexuel ? Au second, on pardonne tout et sur le premier, on s’acharne sans relâche ?

Tout cela est d’une tristesse absolue.

Il n’y a pas de lois pour protéger les citoyens qui, eux, veulent se libérer des contraintes, des condamnations sociales et assumer leurs choix de vie.

Si j’écris ce texte c’est parce que je me sens plus que solidaire avec le pauvre mécanicien de Taourirt et ses deux amis. Je pense à eux dans leur cellule en ce moment, à comment on les traite, à comment on les regarde. J’imagine tout, facilement. L’horreur. Et je ne cesse de me répéter que, malgré tout ce qu’on dira au Maroc, ils n’ont commis aucun crime. Ils essayaient juste de vivre, de voler un moment de liberté sexuelle que la société et l’État marocains leur interdisent officiellement. Mais où est ce Marocain, ou bien cette Marocaine, qui respecte intégralement tout ce que prévoient la religion et les lois du pays ? Est-ce qu’il/elle existe seulement ? La réponse est évidente. Et pourtant, quand on est « attrapé » au Maroc, on est si seul : plus personne pour vous reconnaître, vous aider, se battre avec vous. Bien au contraire : c’est alors pour beaucoup de monde l’occasion rêvée pour exister en vous enfonçant. Pas de pitié. Pas de générosité. Une mauvaise foi schizophrénique en veux-tu, en voilà.

Les libertés individuelles n’existent pas au Maroc. Il n’y a pas de lois pour protéger les citoyens qui, eux, veulent se libérer des contraintes, des condamnations sociales et assumer leurs choix de vie. Vivre librement ne signifie pas vivre d’une manière sauvage. Cela veut juste dire s’engager dans la société, en étant sincèrement qui on est, cesser de perdre son énergie à vouloir toujours satisfaire des exigences et des traditions depuis longtemps obsolètes.

Quand est-ce qu’on va enfin comprendre dans ce pays qu’un Marocain libéré et épanoui travaillera mieux, pour lui et pour son groupe, pour la société, pour le monde ? Je ne suis sans doute ni le premier ni le dernier à poser cette question plus que légitime et qui attend toujours une réponse sérieuse, adulte, et non pas un rappel à l’ordre systématique.

Je suis écrivain. Je suis marocain. Je suis homosexuel. Et, sincèrement, j’en ai plus que marre de constater que même ceux qui d’habitude défendent la liberté avec vigueur ne sont jamais là pour soutenir les homosexuels marocains dans leur combat. Ils se dérobent, ils se cachent, après tout ce n’est pas leur problème… Ils ont peur d’être « salis », de perdre leur soit-disant crédibilité dans le milieu où ils évoluent. Il faut d’abord régler tant de questions ici avant d’aborder celle des homosexuels ! Ce n’est pas encore le moment ! Soyez patients ! Etc. Un discours hypocrite tout prêt et resservi à chaque fois avec beaucoup d’aplomb.

Je suis écrivain. Je suis marocain. Je suis homosexuel. Et, sincèrement, j’en ai plus que marre de constater que même ceux qui d’habitude défendent la liberté avec vigueur ne sont jamais là pour soutenir les homosexuels marocains dans leur combat.

Il n’y a pas si longtemps j’étais encore un adolescent homosexuel dans la ville de Salé livré quotidiennement aux mâles sexuellement frustrés du quartier, insulté, violé, battu, obligé de baisser continuellement la tête dans l’espoir qu’on me laisse tranquille. En vain. Tout le monde savait l’enfer qu’on m’obligeait à vivre. La violence inouïe. Personne ne m’a défendu. Personne. J’ai payé dans mon petit corps le prix des contradictions vertigineuses de ce pays. Ce qui m’est arrivé petit arrive aujourd’hui encore à beaucoup de jeunes Marocains homosexuels. Était-ce de ma faute ? Est-ce de leur faute ? Et que fait l’État pour protéger ces enfants, ces adolescents ?

L’homosexuel(le) n’est pas un monstre. Ce n’est pas une honte ni un malade. C’est un être humain. C’est ton enfant, ton frère, ta sœur, ton père, ta tante, ton voisin, ton ami(e), ton professeur, ta nièce, ton député, le mécanicien de ton bloc… Quelqu’un avec qui nous vivons tous et que nous tuons chaque jour un peu plus. Jusqu’à quand ces horreurs et cette inhumanité ? Qui va sauver enfin les homosexuels marocains ?

 

*Cette chronique a été écrite quelques jours avant la manifestation des Femen à Rabat et le concert de Placebo.