Littérature. Quand les bébés deviennent momies...

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Après Les Étoiles de Sidi Moumen, Mahi Binebine publie chez Fayard Le Seigneur vous le rendra. Plongée dans un roman qui se lit comme un voyage au cœur d’une cour des miracles marocaine, et dont le personnage principal est un étrange nourrisson.

On connaît Mahi Binebine, le peintre aux toiles géantes et bien cotées, aux masques parlants, aux silhouettes courbées ou entremêlées, ni homme, ni femme, qu’il façonne sans répit depuis des années comme une mise en abyme de l’humain dans sa réalité, sa misère et son impuissance. On connaît aussi Mahi Binebine l’écrivain, dont le huitième roman, Les Étoiles de Sidi Moumen (Flammarion, 2010), traduit dans plusieurs pays et récemment adapté au cinéma par Nabil Ayouch (Les Chevaux de Dieu), met en scène la montée de l’intégrisme dans le bidonville de Sidi Moumen, qui a conduit aux attentats du 16 mai. Et puis il y a Mahi Binebine l’homme, l’artiste généreux et bon vivant, le boute-en-train de la bande qui adore dénicher et raconter des histoires farfelues avec ce talent de conteur qui lui est propre et qu’il revendique volontiers : “Naître et grandir à proximité de Jamaâ El Fna, avec ses musiciens, ses cartomanciennes, ses charlatans et autres artistes du genre, n’est certainement pas étranger à ma vocation…”

 

Les oubliés de Dieu

Une vocation multiple puisque Binebine revient avec un nouveau roman, Le Seigneur vous le rendra (Ed. Fayard), intimement lié au monde étrange qui l’habite et le poursuit dans ses tableaux, mais aussi fidèle à ses précédents livres dans la description détaillée et sensorielle d’individus en marge de la société, oubliés des hommes et de Dieu. A travers la voix d’un bébé né dans la médina et aux grands yeux doués pour l’aumône, Binebine nous transporte dans une cour des miracles marocaine, intemporelle et vivante, bruissante d’odeurs et de saveurs, où une mère loue son enfant prodige à des mendiantes pour nourrir toute la famille et l’emmaillote au fur et à mesure du récit pour l’empêcher de grandir, jusqu’à faire de lui un handicapé, un monstre, un phénomène de foire doté de la rage de survivre, d’apprendre et d’aimer. “Ce livre est né, comme la plupart de mes romans, du hasard. Un ami qui possède un café sur la place Jamaâ El Fna m’a dit un jour : cela fait quinze ans qu’une mendiante officie devant mon établissement avec un bébé sur les genoux… On jurerait presque qu’il ne grandit pas…”, se souvient l’auteur. Résultat, le portrait curieux et envoûtant d’un bébé momifié, d’une enfance sacrifiée et, plus tard, d’un jeune homme toujours en proie aux liens qui l’attachent, un peu à l’image des œuvres de l’artiste : “En général, le peintre que je suis est influencé par le romancier qui ne cesse de lui susurrer des histoires. Mais c’est la première fois que l’un de mes romans est inspiré par mes peintures et sculptures. Depuis quelques années, je ficelle mes silhouettes, comme si chacune d’elle était sa propre prison, ignorant alors que j’allais enrouler de bandelettes un malheureux bébé qui n’en demandait pas tant. Cependant, il s’agit là de la métaphore d’une société infantilisée, ligotée, rançonnée…”, nous confie-t-il.

Il s’agit aussi d’un récit-fleuve, savamment maîtrisé, d’un destin malmené de toutes parts et où l’humour et l’espoir ont leur place. Heureusement, l’auteur ne tombe jamais dans la victimisation ou le misérabilisme, mais, au contraire, raconte avec réalisme et simplicité l’humanité au-delà de l’horreur : “Je suis né et j’ai grandi parmi les gens que je décris dans mes livres. S’ils sont démunis, abandonnés, ils sont pourvus d’une grande richesse humaine et se soutiennent face à l’adversité. Ils sont colorés, volubiles et, vraiment, je m’enorgueillis de faire partie de leur monde, même si la chance m’a souri et que je ne suis plus dans le besoin.” Un monde que l’artiste nous livre comme un voyage. Un voyage au pays des seigneurs.

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