Salafistes de Sa Majesté

Par Karim Boukhari

Il n’est pas exclu que le Maroc se “dote”, un jour ou l’autre, d’un parti salafiste (Lire article version papier). Ce n’est pas si farfelu que cela et l’idée est dans l’air depuis la grâce accordée aux derniers leaders du mouvement, il y a un peu plus d’un mois. Une fois libres, les chioukh n’ont d’ailleurs pas perdu leur temps : ils se sont répandus en déclarations rassurantes et ont même été reçus par plusieurs chefs politiques, dont, et ce n’est pas anodin, Mustapha Bakkoury, le nouveau numéro 1 du PAM, le parti le plus proche de la monarchie.

La perspective de se retrouver, demain, avec un Fizazi, un Abou Hafs ou un Haddouchi improvisés en leaders politiques, a de quoi nous faire froid dans le dos. Mais elle peut être aussi le moteur nécessaire pour créer, enfin, un véritable parti laïque au Maroc. Cela finira bien par se produire un jour et nous avons tout le temps pour revenir sur le sujet. Je propose, aujourd’hui, de nous arrêter sur le fait suivant : comment et pourquoi l’Etat est sur le point de légaliser l’activisme de personnes qui, il y a encore quelques mois, représentaient (selon ce même Etat) un danger public.

Tout est parti du Printemps arabe et d’une nouvelle réalité avec laquelle il va falloir composer : l’arrivée des islamistes aux affaires. L’Etat n’avait d’autre choix que de jouer le jeu et il l’a fait en validant la victoire du PJD. Seulement voilà, le parti de Abdelilah Benkirane ne représente pas tout l’islamisme marocain. Il n’en est qu’une émanation, peut-être la plus présentable, certainement aussi la plus docile. Parce que les autres émanations de cet islamisme hétéroclite s’appellent, essentiellement, la Jamaâ d’Al Adl Wal Ihsane et les nébuleuses salafiste et, de plus en plus, chiite. Contrairement au PJD, qui a tôt fait de montrer patte blanche, les autres ont adopté des attitudes plus ambiguës. Al Adl Wal Ihsane entretient le flou et reste suspendu au départ de son guide Abdeslam Yassine et de la question épineuse de sa succession. Les chiites demeurent minoritaires, mais ils recrutent, et surtout ils sont perçus comme un danger pour le sunnisme – religion d’Etat. Il reste les salafistes wahhabites. Du fond de leur cellule, les leaders du mouvement ont multiplié les appels : oui nous avons révisé nos convictions, oui nous renonçons à la violence, oui nous pouvons encadrer les salafistes lâchés sans contrôle aux quatre coins du royaume. Ces appels ont fini par être entendus et l’Etat, à la lumière du Printemps arabe, a changé de stratégie. Il voit en ces salafistes une aubaine pour réaliser plusieurs objectifs à la fois. Je vais en énumérer quelques-uns. 1 : Jouer la carte du respect de la pluralité, du moment que le salafisme est désormais une réalité marocaine. 2 : Réduire le danger représenté par les électrons libres du mouvement, puisque les leaders prônent la paix sociale et le loyalisme monarchique. 3 : Contrer autant que possible la tentation chiite dont les avancées sur le terrain, même en étant minimes, sont prises au sérieux. 4 : Fragmenter l’offre islamiste dans le champ politique et empêcher le PJD, demain, de faire cavalier seul. 5 : Isoler davantage Al Adl Wal Ihsane et le contraindre, à l’usure, à rejoindre à son tour le giron politique. 

Entre 2002 et 2003, l’Etat a choisi de jeter en prison les meneurs du salafisme wahhabite, condamnés à de très lourdes peines. En 2012, il les a graciés jusqu’au dernier, les a déjà invités à la table de ses édiles, et pourrait, demain, les faire entrer au parlement. C’est terrible, une logique d’Etat.