Libres malgré eux

Par Karim Boukhari

Dans une bataille, il ne sert à rien de réagir après avoir reçu un coup sur la tête. Il faut agir avant. Parce que, et là je vais emprunter le titre d’un vieux western hollywoodien, “la première balle tue”, et il y a tout intérêt à avoir la main sur la gâchette pour dégainer le premier et cibler juste. Question de précision et de timing. Ce préambule est nécessaire pour comprendre la bataille qui se déroule sous nos yeux et que je vais appeler très simplement : la liberté. Cette liberté, notre liberté, celle de penser et de créer, est menacée depuis l’arrivée des islamistes aux affaires. Nous n’allons pas attendre qu’un ministre ou un fonctionnaire quelconque interdise directement un livre ou un film pour dire : “Nous sommes libres et nous serons encore plus libres”.

Ceux parmi vous qui lisent Attajdid, le quotidien du PJD, ont dû remarquer, jeudi, en grosses manchettes, un titre aussi bizarre qu’inquiétant : “Des artistes et des intellectuels répondent aux adversaires de l’art propre”. La traduction est littérale mais elle est fidèle à l’esprit du texte. L’article, très éditorialisant, cite une poignée d’artistes qui défendent les notions d’“art propre”, c’est-à-dire fidèle aux valeurs familiales, et de “liberté responsable”, c’est-à-dire sous contrôle. Pourquoi Attajdid, qui est le porte-parole du parti qui nous gouverne depuis deux mois, s’est fendu de cet article aux allures de mise en garde et à qui le destine-t-il ? L’explication est simple : un collectif de personnes, dont l’auteur de ces lignes, vient de mettre au point un manifeste intitulé “La culture est libre, et doit le rester”(*) pour défendre la liberté d’expression et de création, expliquant au passage qu’il n’y a pas de culture “propre” et que personne n’empêchera les espaces de liberté, si chèrement acquis, de s’élargir et de progresser.

Il est intéressant de noter que les islamistes ont réagi avant même la mise en ligne du manifeste. Ce sont des gens pressés. Mais ils ne sont pas les seuls parce que nous aussi, et plus qu’eux. Nous avons tiré la première balle et ils ont cherché à l’intercepter en l’air. Mesdames, messieurs, la bataille est engagée.

L’article d’Attajdid prend des allures de contre-manifeste et c’est un signe avant-coureur de ce qui nous attend, si les démocrates et les esprits libres de ce pays restent les bras croisés. Les personnes qui sont aujourd’hui aux affaires sont les mêmes qui, hier, ont “cassé” le Plan d’intégration de la femme, cherché à interdire un film comme Marock ou un festival comme L’Boulevard, défendu la polygamie, etc. Elles feront tout pour nous ramener en arrière parce qu’elles ont pour eux un discours d’arrière-garde serti du concept bidon de “culture propre” et de la bannière réputée inviolable des “préceptes de Dieu etde son prophète” : deux trompe-l’œildestinés à enflammer les masses et à diaboliser leurs adversaires, c’est-à-dire nous, vous, citoyens libres de ce pays.

Il faut appeler un chat un chat. Nous sommes dans un pays où la liberté est mise en sandwich entre un pouvoir politique conservateur et une conscience sociale ultra-puritaine. L’arrivée des islamistes aux affaires renforce cette tenaille. Du moment que nos nouveaux gouvernants ont renoncé à rogner sur les prérogatives du roi, ils vont reporter leurs espoirs sur un autre combat : celui de freiner les élans de liberté qui ont bourgeonné depuis quelques années. Les laisser tirer les premiers, c’est accepter la défaite avant d’avoir livré combat. Vous le savez bien : il n’en est pas question.

 

* Au moment où ces lignes sont écrites, un site dédié au manifeste était en cours de lancement.