Enquête-témoignages. Viol, brisons la loi du silence

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De la “petite bonne” à la bourgeoise BCBG, des dizaines de milliers de Marocaines ont subi l’infamie. Mais elles doivent vivre leur drame en secret, face à une société qui les tient pour coupables.

« Vous changerez la profession et les détails. Je veux la garantie que l’on ne me reconnaisse pas”, pose comme préalable à son témoignage celle dont nous dirons qu’elle s’appelle Nora, qu’elle a 30 ans, et qu’elle est cadre supérieur à Casablanca (il en sera ainsi pour tous les témoignages de ce dossier). “J’ai honte de ce qu’il m’est arrivé”, lâche-t-elle pour justifier sa prudence. Nora a été violée par son fiancé. L’homme, chef d’entreprise de son état, n’a pas accepté qu’elle le quitte et l’a séquestrée trois jours dans sa villa d’Anfa. “Il est passé me chercher au bureau le vendredi soir en affirmant que sa mère voulait me voir. Il m’a enfermée à double tour et, plus les heures passaient, plus il devenait agressif. Le deuxième jour, il est entré dans la chambre et m’a prise de force”, susurre Nora. De plus en plus nerveuse, elle fume cigarette sur cigarette, joue fébrilement avec son briquet pour masquer son désarroi, puis commande à nouveau un café, son deuxième en moins de dix minutes.
Nora ne ressemble en rien aux victimes de viol qui peuplent les faits-divers de la presse nationale. Nora n’est pas issue d’un milieu populaire, elle n’a pas été agressée au détour d’une ruelle sombre par un chômeur ivre, ou bien en rase campagne par un paysan mal dégrossi. Aisée, elle a fait des études supérieures et pensait que cela ne pouvait pas lui arriver. “Les agressions sexuelles touchent tous les milieux sociaux. La seule différence, c’est que les femmes issues de milieux aisés ont plus de mal à en parler que les autres. Elles ont honte car elles se croyaient préservées de ce fléau”, explique Mina Tafnout, responsable à l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM).

Coupables… de s’être fait violer

Un point cependant est commun à toutes les victimes de viol. “Elles s’autoflagellent car elles se considèrent comme coupables”, explique le psychologue Aboubakr Harakat. C’est le cas de Nora qui estime qu’elle aurait dû se “débattre davantage”.
Aux antipodes de Nora sur l’échelle sociale, Saïda, serveuse dans un café, a la même attitude mentale. Les mains nouées par l’angoisse, le regard fuyant, elle ne raconte pas d’entrée les circonstances de son viol, préférant faire d’abord une sorte de mea culpa : “Je regrette aujourd’hui de ne pas avoir écouté mon père et ma tante. J’ai grandi à la campagne. Contre l’avis de mon père, j’ai voulu aller à Casablanca où vivait ma tante. Cela a été le début de mon malheur. J’ai travaillé dans un café alors que ma tante était contre. Un soir, je suis sortie à 23h du boulot. J’attendais un taxi dans une rue déserte. C’est là que trois hommes m’ont enlevée pour abuser de moi”.
Dans les centres d’écoute des associations féminines, on s’est habitué à gérer ces femmes qui, au lieu de se considérer comme des victimes, en viennent à endosser le rôle du coupable. “C’est toute une construction mentale. N’importe quel argument, même le plus futile, devient une brique pour bâtir un mur de culpabilité”, souligne Soumia Idmam, assistante sociale à Solidarité féminine. Construit à la va-vite et de bric et de broc, ce mur se révèle pourtant solide comme un roc. Il aura ainsi fallu plus de 10 ans à Amal, 25 ans, pour y ouvrir une brèche. “C’est au bout d’un long cheminement intérieur que j’ai réalisé que je n’avais rien fait de mal. Au fur et à mesure des discussions avec mon thérapeute, je me suis rendu compte que dès lors qu’on dit non, c’est un viol, et on n’a pas à se sentir coupable de ne pas avoir assez résisté ou d’avoir gardé le silence”.

La loi de l’omerta


La fausse culpabilité ressentie par l’agressée est nourrie en grande partie par les mentalités ambiantes. “J’anime une émission sur Atlantic Radio. Chaque fois que j’ai abordé la question du viol, la majorité des auditeurs n’ont pas pris la défense de la victime. Bien au contraire, ils ont trouvé des circonstances atténuantes au violeur. La victime n’aurait pas dû porter de vêtements légers, elle n’aurait pas dû sortir la nuit, etc. Nous sommes face à un problème culturel”, témoigne l’avocate Khadija Rouggani.
N’attendant aucun soutien de la société, une victime de viol est de surcroît souvent confrontée au rejet de sa famille qui, au lieu de la réconforter, lui jette la première pierre. “La défloration hors mariage, même si elle résulte d’un viol, entraîne le rejet par les proches”, assène Soumia Idmam. En réaction, les victimes préfèrent garder le silence, alimentant ainsi l’omerta. C’est encore plus vrai lorsque, comme dans de nombreux cas de viol, le coupable est un parent. Il faut alors maintenir le secret à tout prix et laver son linge sale en famille. “J’ai été violée régulièrement par mon cousin. Je n’en ai même pas parlé à ma propre mère. J’imaginais qu’elle commencerait par me mettre dehors, ou me renier. Elle a découvert la vérité par elle-même, en fouillant dans mes affaires. Je m’étais confiée à mon journal intime, elle est tombée dessus. Ma mère a appelé mon cousin et ses parents qui sont venus à la maison. Elle l’a sermonné en lui disant qu’il n’aurait jamais du me toucher. Il a pleuré, s’est excusé, ses parents ont fait de même. Puis ils sont partis, le sujet était clos”, témoigne Kaoutar.
Ni Kaoutar, ni sa mère, n’étaient prêtes à rejouer Festen, ce classique du cinéma européen dans lequel un homme perturbe une réunion familiale en révélant comment il a été violé par l’un de ses proches. Kaoutar ne vit pas en Europe mais au Maroc, dans un univers qui exclut la thérapie de groupe. Elle est victime de viol et, de surcroît, de la loi du motus et bouche cousue. “Si je n’en ai jamais parlé à d’autres personnes de la famille, c’est parce que si mes frères ou mon père avaient été au courant, ils auraient tué mon violeur. Je n’aurais jamais supporté qu’un autre drame se produise. Je ne veux pas être responsable de ça”.

Vivre avec


Hafida a tout juste 25 ans et déjà plusieurs tentatives de suicide au compteur. De l’eau a coulé sous les ponts depuis le viol qu’elle a subi adolescente, mais ses blessures saignent toujours. “Quand je suis allée faire mes études à l’étranger, loin de mon violeur et de mes mauvais souvenirs, j’ai fait une grosse dépression”. Nombreuses sont les victimes de viol qui, comme Hafida, ont été marquées au fer rouge par leur agresseur. Dans l’intimité de leur corps et ensuite dans leur tête. “Une femme violée souffre d’un mal-être permanent, plus ou moins sévère, selon les circonstances du viol”, explique Aboubakr Harakat.
Une affliction vécue au quotidien par l’agressée, qui voit sa vie chamboulée du tout au tout. Les petits riens du quotidien deviennent pour elles un véritable supplice. “L’une des femmes violées que nous accueillons a eu un jour une crise de panique lorsque son propriétaire est venu lui réclamer son loyer. Il était debout dans l’embrasure de la porte, seul avec elle. Effrayée, elle s’est cloîtrée dans la pièce. C’est d’abord la figure masculine qu’elle a vue en lui, associée à son agresseur”, raconte Soumia Idman.
Une peur bleue de la gent masculine colle souvent à la peau des femmes violées. Elles perdent confiance en elles-mêmes et surtout dans les autres. Au détour d’une rue, face à son épicier, ou seule dans un ascenseur avec un inconnu, une femme violée développe les réflexes d’une proie traquée et apeurée. “Parmi les bénéficiaires de Solidarité féminine, nous repérons vite les victimes de viol. Moins sociables, elles ne s’ouvrent pas aux autres. Il leur faut au moins un an avant de commencer à accepter ce qu’elles ont vécu”, poursuit Soumia Idman.

Grand corps malade


A son corps défendant, l’agressée s’enferme dans un monde intérieur peuplé d’un cauchemar lancinant, celui de son viol. Elle peut raconter l’avant et l’après, mais jamais le moment clé où on l’a prise de force. “Il y a un souvenir récurrent qui m’obsède. Mais je suis incapable de raconter l’acte en lui-même. Aujourd’hui, j’arrive à parler du contexte, de mes sentiments, des conséquences, en gardant mon sang-froid. Des détails, jamais. J’en ai déjà parlé, sous la pression de personnes qui voulaient que je me lâche, mais spontanément, c’est impossible. C’est trop sensible”, confie dans la peine Imane, victime de viol.
La tête, malade, contamine le corps qui est alors mis en sourdine. Attouchements sous la contrainte ou pénétration forcée, les femmes violées sont logées à la même enseigne et vivent les mêmes conséquences psychiques. “La vie sexuelle d’une femme qui a été contrainte à un acte sexuel forcé est profondément impactée par son agression. Elle n’a plus aucun désir sexuel, souffre souvent de vaginisme ou d’anorgasmie. Il y a un travail de réconciliation avec le corps qui est nécessaire. La victime a un rapport difficile avec sa chair qu’elle juge souillée et malsaine”, analyse Aboubakr Harakat. “Et c’est encore plus difficile quand c’est une femme mariée qui n’a rien dit à son mari de son agression sexuelle. Elle est contrainte de coucher avec lui alors que tout contact avec un homme la dégoûte”, surenchérit le sexologue. Le corps, l’origine du mal, est puni par la victime elle-même qui lui refuse tout plaisir. Elle peut cependant éviter la noyade définitive si son entourage lui lance une bouée de sauvetage. “Une femme violée guérit plus vite si sa famille la soutient. Sans la compréhension de ses proches, elle ramera trois fois plus avant de se sortir de sa galère”, poursuit Aboubakr Harakat. Elle ne peut en somme compter que sur le premier cercle, celui des intimes, faute d’appuis des autres paliers de la communauté. Et notamment celui de la justice.

L’impunité du violeur


Il n’existe aucun chiffre officiel, aucune statistique exhaustive sur le nombre de viol au Maroc. Plusieurs sources associatives estiment néanmoins, à des dizaines de milliers, les Marocaines victimes de viol. Et si le phénomène est difficile à quantifier, c’est que très peu de femmes portent plainte. Pourtant, au regard de la loi, le viol est un crime passible d’une peine de cinq à dix ans de prison. La sanction peut passer de dix à vingt ans si le viol est commis sur une mineure de moins de 15 ans, ou si le coupable est un ascendant ou un tuteur de la victime. Des peines lourdes qui masquent une discrimination entre les femmes. C’est ainsi qu’en violant une femme vierge, ou mariée, l’agresseur sera plus sévèrement puni que s’il viole une divorcée ou une femme ayant déjà eu des rapports sexuels. Quant à la prostituée, celle qui est au plus bas de l’échelle féminine telle qu’elle est établie par les lois, personne ne viendra s’émouvoir si elle subit un viol. “Le Code pénal est empreint d’une mentalité machiste. Il ne protège pas la femme en tant qu’individu mais la société et ses valeurs”, s’insurge l’avocate Khadija Rouggani.
“Les réclusions prévues en cas de viol, dans l’article 486 du Code pénal, sont très sévères. Mais dans la pratique, elles ne sont quasiment jamais appliquées”, poursuit Khadija Rouggani. Entre les quatre murs d’un tribunal, c’est souvent la victime qui est suspecte tandis que son agresseur bénéficie d’une totale bienveillance. “On demande à la victime de viol de présenter des témoins. Les juges reconnaissent très rarement d’autres preuves comme les expertises médicales, les rapports de psychologues ou les photos de la victime violentée”, ajoute l’avocate. C’est donc souvent la parole du violeur contre la parole de la violée. “Il arrive qu’une femme violée soit finalement condamnée pour fassad (débauche), car son agresseur a axé sa défense sur le fait que la victime et lui sortaient ensemble avant qu’il ne l’agresse sexuellement”, poursuit Khadija Rouggani.
Ce sentiment d’impunité est nourri par la mentalité de bon nombre de juges et de policiers qui, au lieu de s’attarder sur la question de la culpabilité ou non du violeur, se concentrent sur les mœurs de la victime. “Etais-tu vierge avant le viol ? Que faisais-tu seule, le soir, dans cette rue ? Avais-tu une relation avec le violeur ? Etc.” sont autant de questions qui s’abattent sur la tête de la victime.
Objet de tous les soupçons une fois qu’elle a mis les pieds dans un commissariat de police, une femme violée porte donc rarement plainte : “Beaucoup de femmes que nous recevons dans les centres d’écoute refusent d’aller devant un tribunal car elles n’ont pas confiance en la justice”, explique Mina Tafnout de l’ADFM. Si bien qu’aujourd’hui, la loi punissant le viol et son application n’ont pas de véritable caractère dissuasif. Dans les tribunaux, on bat chaque jour la mesure d’une ritournelle stridente aux oreilles des femmes : violons en rond sans peur du bâton.

TÉMOIGNAGES

Khadija, 20 ans, Rabat “J’ai gardé le silence car il menaçait de me tuer”
“Un voisin plus âgé que moi m’a suivie plusieurs fois dans la rue. Il voulait que je sorte avec lui. Un jour, lassé de mes refus, il m’a entraînée de force chez lui. Il m’a violée et m’a battue. Pendant deux mois, il m’a attendue sur le chemin de l’école, me faisant subir le même sort quotidiennement. J’ai gardé le silence car il menaçait de me tuer si j’en parlais. Un jour, n’en pouvant plus, j’ai tout avoué à ma mère et ma sœur. Elles m’ont soutenue, contrairement à mon père qui a voulu me jeter à la rue. Ma mère est allée voir la famille du violeur afin qu’il “mse7 l’ghalate” (essuie son erreur) en m’épousant. Sa famille et lui ont refusé et nous ont ri au nez. J’ai alors décidé de porter plainte. Une fois devant la police, c’était sa parole contre la mienne. Les policiers m’ont demandé si je me souvenais d’un détail physique en particulier. Je leur ai signalé une marque de naissance située sur la poitrine de mon violeur. Il a fini par tout avouer avant de se rétracter lors du procès. Une fois devant le juge, il m’a accusée d’avoir touché de l’argent pour avoir des relations sexuelles avec lui. Il a écopé de 5 ans de prison, mais a été libéré au bout de deux ans. A sa sortie de prison, il m’a menacée de représailles et a provoqué mon frère à maintes reprises. En désespoir de cause, nous avons déménagé. Je ne supportais plus de voir le visage de mon violeur tous les jours dans le quartier.”

Khadija, 29 ans, Casablanca “La peur ne me lâche plus”
“Un soir, en sortant du travail, deux hommes m’ont enlevée alors que j’attendais un taxi. Ils m’ont emmenée dans une petite baraque au milieu de nulle part, un autre homme les a rejoints. J’ai été violée et battue toute la nuit. Le lendemain matin, je me suis retrouvée nue, grelottant de froid dans un no man’s land. N’arrivant plus à tenir sur mes jambes, je me suis traînée jusqu’à la maison la plus proche, où une femme m’a lavée et donné des vêtements pour me couvrir. Après mon viol, j’avais honte de revenir chez ma tante qui me logeait à Casablanca. Je suis donc allée vivre chez une amie. Une semaine plus tard, je me suis rendue au commissariat pour porter plainte. Mais les policiers ont réclamé la présence de mon père afin d’enregistrer ma plainte. J’ai renoncé à réclamer justice car je n’osais pas en parler à mon père. Quelques semaines plus tard, j’ai découvert que j’étais enceinte. Sous le choc, j’ai avalé tout et n’importe quoi pour avorter. Mais ça n’a pas marché. Seule, sans famille, et bientôt avec un enfant à charge, je n’avais plus qu’un désir : mourir. Je n’ai jamais été craintive, je pouvais ainsi traverser des endroits déserts et sombres sans angoisse. Depuis le viol, je vis avec la peur au ventre, évitant de sortir seule même en journée. J’ai fini par tout raconter à mes parents. Ils me rendent visite à Casablanca, mais refusent que je vienne les voir. Ils ont peur du regard des voisins. Mes sœurs sont toutes mariées et entourées de leur famille alors que ma fille et moi vivons comme des parias.”

Saliha, 30 ans, Oujda “J’ai appris à aimer l’enfant de mon violeur”
“Un soir, je sortais de chez mon oncle pour rentrer chez moi. La distance qui séparait les deux demeures étant courte, j’ai décidé de faire le chemin à pied. Je sentais une présence dans mon dos, mais je n’ai pas voulu me retourner. L’homme, qui était ivre, m’a empoignée et m’a forcée à le suivre en me posant un couteau sous la gorge. J’étais pétrifiée, je n’ai même pas pu crier ou me débattre. Il m’a entraînée dans un coin isolé où il m’a violée. Après l’agression, je suis rentrée chez moi et me suis confiée à ma mère. Elle m’a demandé de me taire et de n’en parler à personne par peur de la chouha. Quelques semaines après le viol, j’ai découvert, catastrophée, que j’étais enceinte. J’ai essayé en vain d’avorter. Par la suite, je suis restée huit mois cloîtrée chez moi à la demande de ma mère. Elle ne voulait pas que l’on découvre ma grossesse. Ma mère a fini par me mettre à la porte car mon ventre devenait impossible à cacher pour mes frères. Elle était persuadée que si je racontais ce qui m’était arrivé, on ne me croirait jamais. J’ai accouché, seule, loin des miens, d’une fille que je n’aimais pas car elle me rappelait mon viol. A 4 mois, ma fille est tombée gravement malade. Ce fut le déclic. Comprenant que je risquais de la perdre, j’ai appris à l’aimer. Aujourd’hui j’essaye d’oublier mon viol, mais je n’y arrive pas. Mes frères et sœurs ignorent toujours ce qui m’est arrivé. Ils pensent que j’ai quitté la maison pour me prostituer et ne veulent plus entendre parler de moi. Ma vie est détruite à tout jamais.”

Amal, 25 ans, rabat “Ma vie sexuelle est proche du néant”
“ça a commencé lorsque j’avais dix ans. J’habitais chez ma grand-mère. Un de mes cousins, plus âgé que moi, vivait avec nous. Il a profité de l’absence des adultes, un après-midi, pour abuser de moi. J’avais honte, mais sans comprendre pourquoi. Je n’ai aucun souvenir de la toute première fois. C’est d’ailleurs ce qui me touche encore le plus, de ne pas me rappeler du jour où j’ai perdu ma virginité. Ça a duré plusieurs années. Mon cousin ne m’a jamais menacé directement, mais il n’arrêtait pas de répéter que son père avait perdu son job, que sa petite sœur et sa mère allaient mourir de faim s’il arrivait quelque chose à lui ou à son père. Je me suis donc tue parce que je ne voulais pas leur créer de problèmes. D’autant que dans mon esprit j’étais tout aussi coupable que lui. Ma mère m’a récemment avoué qu’à l’époque, elle avait préféré camoufler la situation de peur que mon père ne le sache et qu’il tue mon violeur. J’ai commencé à avoir des idées suicidaires un peu avant la fin du lycée, qui se sont développées après mon départ à l’étranger. Je n’avais qu’une seule idée : mourir pour arrêter d’y penser constamment. Il m’a fallu beaucoup de temps, et le soutien de ma meilleure amie pour m’en sortir. J’ai des séquelles, forcément, mais j’ai appris à gérer. Je ne peux pas rester seule avec un homme dans une pièce sans ressentir une certaine angoisse. Les contacts physiques sont toujours problématiques, ma vie sexuelle est proche du néant. Le jour où je rencontrerai quelqu’un, ce sera une question prioritaire à aborder. Et même si cela m’inquiète, je me dis qu’avec de la compréhension ça devrait aller.”

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Viol conjugal. Bourreau intime
Un mari qui viole sa femme, rien de plus commun. Estimer qu’il n’en a pas le droit et le poursuivre pour cela relève par contre de la science-fiction. Raison : “Au Maroc, comme dans la plupart des sociétés traditionnelles, on considère que le corps d’une femme est la propriété de son mari”, nous explique le psychologue et sexologue Aboubakr Harakat. Il apparaît alors normal qu’un homme use et abuse du corps de sa femme à sa guise. Un comportement légitimé par la religion, puisque dans le Coran il est indiqué que “vos épouses sont pour vous un champ de labour ; allez à votre champ comme (et quand) vous le voulez”, (Sourate Al-Baqarah, verset 223). L’une des conséquences de cette vision sociale et religieuse des rapports homme / femme est que les victimes de viol conjugal n’ont souvent pas conscience d’avoir subi une agression sexuelle. “La plupart des femmes viennent au centre d’écoute pour des histoires de divorce, de pensions, de garde d’enfants, etc. C’est en parlant que l’on découvre qu’elles sont victimes de viol conjugal”, explique Amina Lotfi, membre du bureau de l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM). Côté loi, le viol conjugal pose problème. Théoriquement, le viol est défini dans le Code pénal comme tout “acte par lequel un homme a des relations sexuelles avec une femme contre le gré de celle-ci”. Il n’exclut donc pas la femme mariée. Mais dans la pratique, la réalité est autre puisque “le viol conjugal n’est pas reconnu par la justice”, indique Khadija Rouggani, avocate et militante féministe. Les associations féministes se battent aujourd’hui pour une reconnaissance et une criminalisation du viol commis par un conjoint sur son épouse. “Il faut un article de loi clair sur la question. Qui plus est, le viol conjugal étant commis dans l’intimité et sans témoins, la victime doit avoir la possibilité d’apporter des éléments à charge comme une expertise médicale ou psychologique. Autant de preuves dont ne tiennent pas compte les juges aujourd’hui”, poursuit Rouggani.

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Théâtre. L’omerta brisée sur scène
Un jour de ramadan 2005, l’actrice Amal Ayouch se lance dans un projet de longue haleine. Elle recueille des semaines durant le témoignage de trois filles mères en vue d’écrire une pièce de théâtre : Violenscène. La comédienne multiplie les rencontres en tête à tête, gagne la confiance de ces filles pas à pas, réussit à vaincre leur pudeur jour après jour. Très vite un témoin se dégage du lot : Hafida, 18 ans, victime de viol à l’âge de 14 ans, tombée enceinte de son agresseur. “Elle parlait de l’avant, de l’après, mais elle était incapable de décrire le moment où on a abusé d’elle” confie Amal Ayouch. Et un jour, le long processus d’écoute débouche sur la révélation. “Elle s’est confiée subitement avec beaucoup de naturel, comme une respiration trop longtemps retenue”, poursuit l’actrice. Selon Amal Ayouch, Hafida avait enfoui au plus profond d’elle-même son secret en réaction au sentiment de culpabilité qui l’habitait. C’est qu’elle était confrontée à un mur d’incompréhensions. L’omerta, elle l’a bâtie sur ses propres contradictions en refusant d’admettre que son prince charmant était en fait un bourreau qui avait abusé d’elle. Hafida à la pelle et les autres à la truelle. Ainsi, en lui déniant son statut de victime, sa famille et la société l’ont encore plus enfoncée dans le silence. Et un jour, lors de l’avant-première de Violenscène, Hafida a enfin compris qu’elle n’était pas la coupable. “Elle a pleuré pendant toute la représentation, avant de monter sur scène digne et fière pour affirmer que c’était son histoire”. Sa fille, quant à elle, a joué à la fin de la pièce avec la poupée la représentant. Naïve, contrairement à sa mère qui, remariée depuis, doit subir la rage de son époux, les mauvais jours. “Lors de disputes conjugales, son mari lui lance à la figure que sa fille est une bent hram”, confie Amal Ayouch. La capacité d’oubli, nécessaire à la survie et à l’équilibre psychologique, Hafida n’y aura jamais droit.

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Enfants du viol. Entre passion et haine
“Elles reçoivent deux gifles. La première est celle du viol, la deuxième survient quelques semaines plus tard avec la grossesse”, explique Soumia Idmam, assistante sociale à Solidarité féminine. Elle voit à intervalle régulier défiler des femmes qui, en plus d’avoir été spoliée de leur intimité, se retrouvent enceintes de leur violeur. Et quand l’agression a été commise par plusieurs hommes, la gifle est l’équivalent d’un tsunami qui emporte tout sur son passage. “Elles sont cassées. On le lit sur leur visage. La tête baissée, les traits marqués, elles ne savent plus sourire”, explique Hafida El Baz, directrice de Solidarité féminine. Ces femmes, condamnées à vivre avec l’image de leur agresseur reflétée dans les yeux de leurs enfants, développent une relation ambivalente avec le fruit de leurs entrailles. L’instinct maternel, naturel en temps ordinaire, devient pour elles un mélange paradoxal entre amour et haine. L’enfant né du viol devient alors un dommage collatéral. “Le bébé sent qu’il n’est pas accepté, sa mère se désintéresse de lui. Il développe alors une tristesse infinie et surtout anormale à son âge. L’un de ces enfants, fruit d’un viol, avait une tête de vieux, donnant l’impression de porter tout le poids du monde sur son dos”, raconte Hafida El Baz. Et pour cause : sa mère, souriante pour donner le change, utilisait son enfant comme déversoir à tout son mal-être. “Avec le temps, elles apprennent pourtant à aimer leurs enfants car, rejetées par leur proches, ils sont la seule famille qui leur reste”, nuance cependant Hafida El Baz. Et quand c’est une fille, la mère violée la surprotège, tourmentée par l’idée qu’un jour l’histoire se répète et que son enfant subisse les assauts d’un homme qui ressemblerait à son père.

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