Les ambitions de Moulay Hassan (1958)
“Moulay Hassan n’était encore que Prince héritier. Autant dire qu’il était lui-même, tel que l’avaient façonné ses maîtres, français pour la plupart. Il avait sans doute absorbé à son insu la tradition makhzénienne auprès de son père, de ses maîtres marocains, de ses serviteurs et aussi, peut-être surtout, auprès de sa mère à laquelle il était très attaché et dont on a toujours loué le caractère et l’intelligence.
Mais il s’agit là d’une donnée brute qui se manifestera plus tard dans ses attitudes, ses penchants, ses phobies, ses lapsus, ses références favorites, etc., et qui à l’époque dont nous parlons était refoulée dans son âme, comme dans celle de tous les Marocains de son âge, en tant qu’héritage non encore consciemment repris et épuré. Ce qu’il acceptait pleinement, ce qui nourrissait ses discussions avec ses professeurs et ses condisciples, c’était la théorie qui, extraite de la pratique des Sultans alaouites, servait à la justifier (…)
Le Prince fit rapidement son choix et n’en changea plus. Il accepta de collaborer avec les nationalistes, en tant que patriotes, mais il les combattit sans relâche en tant qu’idéologues. C’est encore le jacobinisme qu’il répudia dans le communisme, le socialisme, le nassérisme et le ba’athisme.
Il accueillit avec bienveillance tous ceux qui, à un moment ou à un autre, ont porté un jugement négatif sur le mouvement nationaliste ou qui n’avaient jamais cru à sa victoire. Il leur suffisait de couvrir leurs préjugés ou leur pusillanimité d’un mince voile d’anti-jacobinisme, de prétendre avoir toujours voulu défendre les libertés traditionnelles contre les ambitions d’un parti hégémonique, décidé à installer dans le pays un centralisme étouffant, de faire confiance à la monarchie pour éviter au Maroc toute tentation totalitaire.
Le Prince, devenu roi, reformulera cette théorie dans un langage apparemment islamique. Selon les circonstances, il passera avec habileté d’un registre à l’autre, mais il n’a jamais été difficile de voir que, derrière cette rhétorique changeante, il gardait de sa formation première une conception idéologique, presque mystique, de la monarchie, distincte à la fois du légalisme opportuniste de l’islam malékite et du constitutionnalisme de l’Europe contemporaine. Il ne se reconnaissait ni dans la démagogie d’Allal El Fassi ni dans le pragmatisme de son cousin le roi de Jordanie. Peut-être se serait-il senti une certaine affinité avec le shah d’Iran, s’il n’y avait eu les lubies zoroastriennes de ce dernier (…)
Le pays était encore largement dominé par les intérêts étrangers. Les juifs marocains, dont beaucoup avaient milité pour l’indépendance et qui nourrissaient de l’affection pour le roi Mohammed V, formaient une minorité nombreuse et active. Les soldats français et espagnols étaient présents partout. Les Américains maintenaient leurs bases militaires.
Le nouveau gouvernement avait un programme ambitieux de réformes économiques et sociales à l’intérieur et d’affirmation nationale à l’extérieur. Abderrahim Bouabid qui avait, par sa démission, hâté la chute du cabinet Balafrej, garda la haute main sur l’économie et les finances, alors qu’Abdallah Ibrahim prenait la tête de la diplomatie tout en dirigeant le gouvernement. Les départements sociaux furent confiés à de jeunes militants ayant la sympathie des milieux syndicaux.
Quant à l’armée et la sécurité intérieure, elles étaient réservées à des hommes proches du Palais. Malgré ses bonnes intentions, son enthousiasme idéologique et le soutien que lui apportait le prolétariat urbain, le nouveau gouvernement n’était pas en réalité mieux armé que le précédent pour faire face à une situation qui ne pouvait que se détériorer tant que la guerre faisait rage dans le pays voisin. Français, Espagnols et Américains avaient moins confiance en son chef, qui ne faisait guère mystère de ses penchants socialistes et panarabes, qu’en son prédécesseur, grand bourgeois modéré et ouvertement pro-occidental.
Sa position intérieure n’était pas moins fragile. Lors de la scission de l’Istiqlal, les leaders de la gauche avaient cru que les ennemis traditionnels du vieux parti, dont ils n’avaient cessé de critiquer l’organisation hiérarchique et l’arrogance, allaient rapidement les rejoindre. Leurs espoirs furent vite déçus. Ils firent bien quelques bonnes recrues parmi les jeunes cadres, heureux de pouvoir enfin de sortir de leur isolement et agir dans un cadre plus populaire, mais ils ne réussirent pas à convaincre la masse des militants des partis minoritaires, notamment du PDI (Parti Démocrate de l’Indépendance), rival historique de l’Istiqlal, qui resta fidèle à ses chefs ou, dans le meilleur des cas, choisit la neutralité.
À l’opposition intraitable des antinationalistes, dont beaucoup avaient des soutiens dans la montagne berbère ou dans la paysannerie des plaines atlantiques, s’ajouta celle de l’aile conservatrice et libérale de l’Istiqlal, chassée du pouvoir dans des conditions humiliantes. Après une courte période d’euphorie, le pays s’installa à nouveau dans le doute.
Que faisait le Prince héritier durant cette période ? C’est alors, insinua-t-on plus tard, qu’il fit ces “mauvaises rencontres”, qu’on ne cessa d’utiliser contre lui dans des rapports, plus ou moins bien fournis, qui émergeaient subitement et dans les milieux les plus inattendus chaque fois que telle ou telle chancellerie avait besoin de faire pression sur le Maroc.”
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L’indépendance du fils et la mansuétude du père
“Chargé de l’organisation des Forces armées royales, il (Moulay Hassan, ndlr) était en contact permanent avec les responsables militaires des pays qui se souciaient le plus de la stabilité du pays. Il était aussi chargé de veiller à l’intégration des anciens résistants dans les rangs de l’armée régulière.
Les nationalistes écartés du pouvoir, dont certains étaient de jeunes cadres brillants et hautement qualifiés, se rallièrent à lui dans les mêmes conditions, et avec les mêmes attentes, que les membres de l’ancien Makhzen qui avaient collaboré avec le protectorat. Les milieux économiques, étrangers et marocains, effrayés par le programme de la gauche, se rapprochèrent de lui en dépit des rapports corrects qu’ils entretenaient avec Bouabid et son équipe.
Le cercle des amis du Prince héritier s’élargissait ainsi de jour en jour. Il importe peu, encore une fois, de savoir s’il l’a cherché ou non ; le fait est qu’il ralliait à lui tous les groupes qui souhaitaient la chute du gouvernement en place. Il serait exagéré de dire qu’il représentait déjà à cette date un “recours”.
Le roi Mohammed V était encore bien présent et paraissait devoir l’être pour de nombreuses années encore ; sa prudence et son penchant naturel pour la conciliation lui conseillaient de soutenir loyalement l’équipe au pouvoir. Mais il devenait évident pour tout observateur attentif que le Prince avait acquis une position indépendante de celle de son père. Il était désormais un acteur à part entière sur la scène politique marocaine.
Et cependant le gouvernement de l’époque, à l’image de toute la gauche, nationaliste ou marxiste, ne semblait pas prendre conscience de cette évolution. Il était obnubilé par la présence étrangère qui limitait sa liberté d’action dans tous les domaines. Voyant partout des alliés objectifs de l’impérialisme, il ne discernait pas les forces qui étaient à l’œuvre dans la société marocaine.
C’est cette cécité politique qui facilita la tâche au Prince et permit à son influence de gagner même des milieux qui devaient en principe lui être réfractaires, ceux des étudiants et des ouvriers”
Laroui et le prince héritier (1958)
“C’était la première fois que je voyais de près le Prince. Ce dont je me souviens, et qui m’étonne aujourd’hui, c’est que je n’ai pas pensé un seul instant à me faire présenter à lui. Aujourd’hui, le moins important de nos ministres, en déplacement à l’étranger, se voit courtisé par tous les Marocains expatriés. S’agit-il en ce qui me concerne d’un trait de caractère ? Je ne le crois pas, car je ne me rappelle pas que Ben Barka ou même Allal El Fassi, d’ordinaire si courtois, aient eu une attitude différente.
Il était connu que, contrairement à la version officielle, ce n’est pas l’Assemblée consultative, dominée par l’Istiqlal, qui avait eu l’idée de demander au roi Mohammed V de désigner Moulay Hassan comme Prince héritier, mais qu’elle ne s’était résolue à voter la motion, déposée par des conseillers proches du Palais, que parce qu’elle était persuadée qu’elle aurait entre-temps jeté les bases d’un régime constitutionnel.
La mesure paraissait à l’époque inoffensive puisque le Prince, accédant au trône à une date qui semblait alors bien lointaine, ne pourrait pas se conduire en monarque absolu.”
Abdallah Ibrahim : l’échec national, le succès international (1958-1960)
“Abdallah Ibrahim était un autodidacte. S’il écrivait l’arabe avec une certaine élégance, comme beaucoup d’hommes originaires de Marrakech, il ne maîtrisait guère les subtilités de la langue française. Il avait fait carrière en militant auprès des ouvriers de Casablanca et en écrivant des articles dans l’organe arabe de l’Istiqlal.
Il était plus au courant des questions sociales et des relations internationales que des mécanismes de l’économie ou des problèmes de l’organisation administrative. Il se déchargea de ce qui lui était peu familier, d’une part, sur Bouabid et son équipe et, de l’autre, sur les quelques fonctionnaires qu’il avait trouvés à la présidence ou au secrétariat général du gouvernement. Or ces derniers étaient là avant même l’indépendance. Ne lui devant rien, ils n’appliquaient ses directives qu’après avoir obtenu l’aval de plus haut.
Le seul domaine où il pouvait agir était celui de la diplomatie. Il avait promis d’obtenir rapidement l’évacuation des forces étrangères qui occupaient encore le pays. Les négociations avec la France, l’Espagne et les États-Unis traînaient toutefois en longueur ; elles butaient souvent sur des difficultés techniques que la partie marocaine — celle, civile, qui parlait au nom du gouvernement — avait du mal à cerner. Elle devait tôt ou tard s’en remettre aux militaires marocains qui avaient servi sous les drapeaux français et espagnols et qui formaient l’entourage du Prince héritier.
Dans ces conditions, Abdallah Ibrahim tourna son attention vers le Moyen-Orient et l’Afrique pour y faire connaître le Maroc indépendant, la gauche et, bien entendu, se faire connaître lui-même, espérant y glaner quelques succès dont il pouvait se prévaloir à l’intérieur. C’est sur cette ouverture vers l’intérieur, après un demi-siècle d’isolement sous le régime du protectorat, qu’il s’entendait le mieux avec Mohammed V (…). Ces succès, qui étaient acquis pour le Maroc et non pour la gauche seule, dont a su profiter le régime ultérieurement, ne pouvaient pas cacher l’affaiblissement progressif du gouvernement à l’intérieur.”
Allal El Fassi et Abderrahim Bouabid : l’alliance rêvée (1962)
“Alors que le Maroc vivait une expérience parlementaire prometteuse, il était encore possible de revenir sur la scission de 1959 (de l’Istiqlal, ndlr). C’était le souhait d’Allal El Fassi qui ne s’est jamais identifié à la droite bourgeoise de l’Istiqlal, symbolisée aux yeux de beaucoup, à tort ou à raison, par Ahmed Balafrej qui avait, entre-temps, pris ses distances avec le parti.
Allal espérait s’allier avec Abderrahim Bouabid pour faire du Parlement un véritable centre de décision. C’était pour lui la meilleure manière de justifier son ralliement à la Constitution de 1962 qui était loin de le satisfaire. Mais un obstacle de taille se dressait devant ce retour à l’unité : l’attitude de la gauche nationaliste à l’égard du problème de l’intégrité territoriale dont Allal avait toujours fait une priorité nationale (…).
Dès que la gauche fut neutralisée, l’Istiqlal d’Allal El Fassi reprit son programme économique et social en lui donnant un vernis arabo-islamique. Les anti-istiqlaliens prirent alors le libéralisme comme idéologie de façade. L’homme qui articulait le mieux cette position était Ahmed Guédira qui, jusqu’à sa démission en août 1964, passa d’un ministère à l’autre tout en gardant le poste stratégique de directeur du cabinet royal. Il était théoriquement soutenu par tous les groupements hostiles à l’Istiqlal, unis dans un Front de Défense des Institutions Constitutionnelles (FDIC).”
Mehdi Ben Barka, piégé malgré lui (1960)
“J’avais collaboré avec Ben Barka au sein de la rédaction de l’hebdomadaire du parti et il m’avait invité à l’accompagner. Ce qui m’avait permis de constater qu’il était traité, non pas comme un homme politique influent ou un théoricien du nationalisme populiste, mais bien comme un dirigeant à la veille de prendre les rênes de l’Exécutif dans son pays.
J’ai entendu le président Tito l’entretenir longuement, non des particularités de son régime ou de ses démêlées avec Staline, mais des prouesses du génie civil yougoslave qui venait de mener à bien la construction du port de Lattaquié en Syrie, exactement comme devait le supplier Mattei, quelques jours plus tard, d’intervenir auprès de son collègue de parti, Abderrahim Bouabid, ministre des Finances du cabinet Balafrej, en vue de hâter la conclusion de l’accord avec Agip, société italienne de recherche et de distribution des hydrocarbures.
Au terme de cette visite, nous prîmes le train à la gare de Zagreb et passant par Trieste, Padoue et Bologne, nous arrivâmes à Florence où nous fûmes logés dans le même hôtel qu’Allal El Fassi, qui paraissait bien seul, et le Prince Moulay Hassan qu’entourait une nombreuse suite (…) Ben Barka, mathématicien de formation, activiste de tempérament, était mal préparé pour saisir les subtilités de la politique moyen-orientale (lors d’une visite en Égypte, en 1960, ndlr).
Par un simple concours de circonstances, il s’était trouvé dans une position d’arbitre entre nassériens et baathistes, comme il le sera un peu plus tard entre Soviétiques et Chinois au sein du Comité de solidarité avec les peuples afro-asiatiques. Sans l’avoir réellement cherché, sans s’y attendre vraiment, il se trouva subitement propulsé sur la scène internationale. Eût-il continué à occuper une position officielle dans son pays, il est certain qu’il se serait tenu à l’écart de cette actualité brûlante.
D’une certaine manière, il avait été piégé, comme d’autres leaders de pays nouvellement indépendants, dans un jeu dangereux, qui se déroule en marge de la vie normale des Etats et qui donne lieu à toutes les sortes de manœuvres et de manipulations.”
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