Le social avant le Mondial

Par Yassine Majdi

Le 30 juillet 2019, Mohammed VI prononce un discours faisant presque office de bilan d’étape après deux décennies au pouvoir. Le souverain y évoque, notamment, les réussites du pays en termes d’infrastructures et cite les grands chantiers initiés par le royaume : autoroutes, train à grande vitesse, grands ports, énergies renouvelables, réhabilitations urbaines…

Il nuance néanmoins son bilan en affirmant que certains citoyens peinent à percevoir les retombées de tous ces chantiers, notamment en ce qui concerne la “réduction des inégalités sociales et le renforcement de la classe moyenne”. “Dieu sait à quel point Je suis peiné de voir que des citoyens marocains, ne représenteraient-ils que 1% de la population, continuent à vivre dans la précarité et le dénuement matériel”, déplore le souverain dans ce discours, prélude à la Commission spéciale sur le modèle de développement (CSMD).

À quel point Mohammed VI est-il peiné aujourd’hui ? Les chiffres publiés cette semaine par le Haut-commissariat au plan (HCP) offrent une réponse sans équivoque. Le Maroc est un pays de plus en plus inégalitaire. Lorsque le souverain a prononcé son discours en 2019, les indicateurs étaient favorables : le niveau de vie de l’ensemble des tranches de la population était en amélioration constante depuis 2014. Mais cette tendance positive a été rapidement balayée par une succession de crises : pandémie, inflation, sécheresse… Résultat : le pays est traversé par une fracture qui se creuse chaque année davantage.

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Les chiffres du HCP sont sans appel. Entre 2019 et 2022, le niveau de vie des 20% les plus pauvres a chuté de 4,6% par an, contre seulement 1,7% pour les plus riches. Une dynamique qui révèle une tendance de fond : la croissance ne profite pas à tous. Pire, mal répartie, elle peut aggraver les précarités et devenir un facteur d’exclusion pour les couches les plus défavorisées. Autre constat : la précarité n’est plus un mal rural, elle est systémique. Elle s’invite désormais dans les villes. Aujourd’hui, près de la moitié des Marocains en situation de vulnérabilité vivent en milieu urbain.

Que ce soit en matière de santé, d’éducation ou d’accès à la culture, les disparités s’accroissent

Yassine Majdi

Ces chiffres traduisent des inégalités qui vont bien au-delà des revenus. Que ce soit en matière de santé, d’éducation ou d’accès à la culture, les disparités s’accroissent. Les plus riches dépensent onze fois plus que les plus pauvres pour se soigner. Dix fois plus pour éduquer leurs enfants. Et trente-neuf fois plus pour leurs loisirs. L’alimentation –besoin primaire par excellence– est également devenue un marqueur d’inégalités. Aujourd’hui, alors que ce budget de dépenses pèse plus lourdement sur les ménages modestes, l’inflation alimentaire continue sa progression incontrôlée.

Face à ce constat, l’action publique demeure, pour l’instant, inefficace. Certes, la pauvreté multidimensionnelle a reculé depuis 2014, grâce à des politiques sociales mieux ciblées. Des aides publiques directes ont été versées, l’Assurance maladie obligatoire (AMO) a été généralisée et des subventions ont été accordées à certains secteurs clés. Mais l’impact de bon nombre de ces mesures se fait encore attendre. Ou peut-être qu’elles n’ont pas l’efficience souhaitée.

Mais des solutions existent. À travers la fiscalité, notamment, qui pèse davantage sur les classes moyennes et populaires que sur les classes plus fortunées. Une taxation plus juste et des efforts décuplés pour lutter contre les fraudes sont des clés pour résorber ces inégalités. Sans cela, toute volonté de redistribution restera lettre morte.

“Ce n’est pas un gouvernement du Mondial qu’il nous faut, mais un gouvernement du social, un vrai”

Yassine Majdi

Parallèlement, la spéculation, qui continue à gangrener les circuits de distribution, doit être combattue. Les intermédiaires, qui captent une part disproportionnée des profits, font grimper artificiellement les prix, en particulier dans l’alimentation. Une régulation plus stricte du marché s’impose pour instaurer un équilibre, au profit des consommateurs.

Encore faut-il, pour prendre des mesures sociales fortes, un gouvernement fort et une majorité forte. Sauf que les membres de l’Exécutif ont déjà les élections de 2026 en tête et ont pour ambition de faire partie du “gouvernement du Mondial”. Non pas en concevant, de concert, des politiques à même de répondre aux problèmes des Marocains, mais en se tirant dessus par médias interposés. Ce n’est pas un gouvernement du Mondial qu’il nous faut, mais un gouvernement du social, un vrai.

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