Réformer vite ou réformer bien, telle est la question

Par Yassine Majdi

Fouzi Lekjaâ a encore suscité le débat. Invité de la CGEM, le ministre délégué au Budget a livré une déclaration qui en dit long sur sa vision de la gouvernance. Face à une dirigeante d’exploitation agricole qui se plaint des effets pervers des aides directes sur son entreprise – ses employés temporaires refusent de signer des contrats pour ne pas perdre le soutien financier de l’État –, Fouzi Lekjaâ a botté en touche. “Les réformes ont été faites en vrac (…) les corrections vont se faire au fur et à mesure pour stabiliser”, a t-il répondu comme pour résumer sa méthode : agir vite et toucher large, quitte à corriger plus tard.

Derrière cette formule, se cache un débat profond : l’opposition entre deux visions du Maroc. D’un côté, le Maroc de certains commis de l’État, comme Lekjaâ, qui privilégie la rapidité et les résultats palpables, dans un souci d’efficacité. De l’autre, le Maroc du Nouveau modèle de développement (NMD), incarné, entre autres, par Chakib Benmoussa, qui mise sur la concertation et l’expérimentation en vue d’atteindre l’efficience, quitte à se payer le luxe de la lenteur. Deux approches, deux philosophies, en somme, deux chemins pour un pays en quête de développement.

Fouzi Lekjaâ incarne l’action publique qui ne s’embarrasse pas de détails. Sa méthode ? Lancer des réformes à grande échelle et accepter les imperfections.Mieux vaut une réforme imparfaite qui bénéficie à la majorité qu’une réforme parfaite qui ne profite à personne”, nous glisse un connaisseur des arcanes de l’État. Les exemples pour justifier ce modus operandi ne manquent pas. L’opération de généralisation de l’AMO (Assurance maladie obligatoire) a permis, en moins de quatre ans, à plus de 30 millions de Marocains de bénéficier de la couverture maladie offerte par l’État. Un succès indéniable sur le plan quantitatif, même si des interrogations subsistent, notamment sur sa pérennité financière.

Une logique similaire a été appliquée aux politiques de la ville. Casablanca, Rabat et Tanger (mais aussi Fès depuis peu) sont des exemples de villes transformées en un temps record (même si la mue se poursuit encore dans la capitale économique) grâce à une impulsion forte – et bienvenue – de l’autorité centrale. En réduisant au minimum les consultations avec les acteurs locaux – élus, gestionnaires de l’eau, de l’électricité, des télécoms –, les walis ont amélioré la vie de la majorité des habitants de ces villes, et ce, en un temps record. Certains chantiers ont certes été mal pensés du fait d’une exécution trop rapide. Pire encore, cette rapidité a même pu engendrer des coûts cachés et des frustrations localisées. Mais que valent ces considérations face au bien du plus grand nombre ?

Cette approche a ses mérites. Elle montre une volonté politique forte, une capacité à agir vite dans un pays où sévit la lenteur bureaucratique. Mais elle a aussi ses limites. En privilégiant l’efficacité à l’efficience, l’État prend le risque de dilapider des ressources précieuses. Les aides directes ont soulagé des millions de foyers, mais elles ont aussi créé des effets pervers sur le marché du travail, comme le montre l’exemple cité plus haut. Sans mécanismes de contrôle, ni évaluation rigoureuse, ces réformes risquent, à long terme, de nous coûter cher.

À l’opposé de cette logique, il y a la méthode NMD : celle de l’efficience. La réforme de l’enseignement initiée par Chakib Benmoussa, lors de son passage à la tête du ministère de l’Éducation nationale, illustre cette vision de la gouvernance. Plutôt que de tout chambouler d’un coup, Benmoussa a opté pour une démarche progressive, fondée sur la consultation et l’expérimentation. Résultat : une réforme qui a suscité l’adhésion de la majorité de la profession, et qui commence à porter ses fruits, malgré la tempête politique et syndicale qu’elle a engendrée.

Cette approche a également ses avantages. Elle permet de mieux anticiper les problèmes, d’adapter les réformes aux réalités du terrain, et de garantir une adhésion plus large. Mais elle a ses inconvénients. Elle est lente, parfois trop lente. Chakib Benmoussa en a d’ailleurs fait les frais lorsque son projet a fait l’objet d’une opposition politique se complaisant dans le blocage… pour le blocage. Et dans un pays où les besoins sont aussi importants qu’urgents, cette lenteur est peut-être au-dessus de nos moyens.

C’est là que le NMD entre en jeu. Fruit d’une large consultation, ce modèle prône une gouvernance inclusive, transparente et évaluée. Il prône un état fort et surtout une société forte. Le NMD dénonce les limites des politiques publiques actuelles : manque d’analyses en amont, absence de participation des acteurs concernés, déficit d’expérimentation et d’évaluation. En somme, il rejette la logique de la gestion “en vrac” pour privilégier une approche ciblée, structurée et durable.

“Si nos décideurs doivent agir vite, ils le font souvent sans consulter les principaux concernés : les Marocains”

Yassine Majdi

Mais là où le NMD va plus loin, c’est qu’il pose une question philosophique fondamentale. Les réformes doivent-elles être décidées par une élite intellectuelle et politique, ou doivent-elles impliquer les citoyens dès le départ ? Pour le NMD, la réponse est claire : sans consultation ni participation, les réformes risquent de manquer leur cible. Et c’est là que le bât blesse. Car si nos décideurs doivent agir vite, ils le font souvent sans consulter les principaux concernés : les Marocains.

Au-delà de cette opposition entre efficacité et efficience, il y a un problème plus profond : l’absence de corps intermédiaires. Partis politiques, syndicats, associations… tous ont perdu leur capacité à porter la voix des citoyens. Résultat : des réformes décidées d’en haut, sans relais ni contre-pouvoirs. Et les citoyens, eux, se sentent exclus. C’est peut-être là que se trouve la clé. Pour concilier efficacité et efficience, le Maroc a besoin de renforcer ses corps intermédiaires. De redonner une voix à ceux qui sont sur le terrain et de retrouver une société forte. Sans l’adhésion des Marocains qui vivent les réformes au quotidien, notre pays risque bien d’être condamné à l’inefficience.

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