C’est avec une certaine émotion que Zakaria Boualem a constaté la présence, sur le nouveau billet de 20 dirhams, du grand théâtre de Rabat. Cet édifice majestueux méritait bien d’être honoré, tant il flatte l’œil par la fluidité de ses courbes et la volupté de ses volumes. Certes, certains esprits chagrins exploiteront le fait que ledit théâtre n’a toujours pas abrité la moindre pièce pour critiquer ce choix.
On les connaît, ces énergumènes, depuis le temps. Après tout, on parle d’un bâtiment dont la construction a démarré en 2010, on vous laisse faire le calcul tout seul (il faut savoir que la pyramide de Khéops a été érigée en vingt ans selon les spécialistes). À Casablanca aussi, il y a un grand théâtre, il est tout aussi beau, et tout aussi inactif que son voisin de Rabat, une dizaine d’années après le début de sa construction.
Les grands théâtres de Rabat et Casablanca, une dizaine d’années après le début de leur construction, sont toujours inactifs. Le Boualem est formel, nous n’avons pas affaire à des dysfonctionnements, mais à une stratégie
C’est là qu’il faut cesser de geindre comme un vieux bouc et se poser les bonnes questions, car nous n’avons pas affaire à des dysfonctionnements, mais à une stratégie. Le Boualem est formel, ces nobles bâtiments ne sont pas faits pour abriter des évènements culturels, voilà pourquoi les nihilistes se plantent dans leurs critiques. Ils sont là pour qu’on puisse dire qu’ils sont là, voilà la subtilité de notre approche. La passion de notre système pour la construction ne s’accompagne pas d’un goût de l’exploitation de ces mêmes constructions, car ce n’est pas vraiment l’objectif, voilà tout. Autrement dit, il existe des contrées où la construction d’un bâtiment constitue le début d’un projet, et chez nous c’est la fin.
Plutôt que de vilipender cette attitude, il faut se féliciter de la qualité de nos édifices, telle est désormais l’approche du Boualem (il change avec l’âge). Regardez les Almohades, ils ont disparu corps et âmes, les malheureux, et pourtant, on peut admirer la Koutoubia, pour ne citer qu’elle, dressée avec puissance et grâce dans le ciel de Marrakech, insensible aux ravages du temps et aux tremblements de terre, comme un hommage à ces ancêtres bâtisseurs.
Dans quelques siècles, peut-être que les archéologues, à la découverte de nos grands théâtres, penseront que nous étions une civilisation de passionnés de comédies, de tragédies ou de ballets, allez savoir. Ils nous imagineront pressés à la porte de ces édifices, excités à l’idée d’y découvrir la nouvelle œuvre d’avant-garde d’un héros du verbe, et c’est très beau. Nous travaillons à notre image, avec abnégation et sens du sacrifice, acharnement et constance, telle est notre priorité.
Le grand stade de Benslimane est annoncé comme le plus grand du monde. Personne n’a pris le soin de nous expliquer comment on va le remplir : est-il prévu la création d’un Real de Benslimane avec une armée de fans enthousiastes ?
Regardez le grand stade de Benslimane, désormais officiellement lancé. Il est annoncé comme le plus grand du monde, et il a donc, par conséquent, déjà atteint son objectif. Personne n’a pris le soin de nous expliquer comment on va le remplir : est-il prévu la création d’un Real de Benslimane avec une armée de fans enthousiastes ? Ou bien les Casablancais vont-ils se taper des kilomètres pour y aller ? Allez savoir. On n’a même pas fait sonner le refrain classique du lieu de vie pour organiser des concerts ou placer des restaurants, ce genre de vaines promesses entendues au moment de l’ouverture des stades de Marrakech ou d’Agadir.
Tout cela est sans importance, nous œuvrons à un autre niveau, et merci. Et la preuve est dans nos poches, sur ce billet de vingt dirhams qui glorifie un bâtiment en ignorant sa fonctionnalité supposée. Cette mise au point était nécessaire, c’est tout pour la semaine, et merci.