L’annonce d’ambitieux projets comme le grand théâtre de Casablanca, dit Casarts, fait toujours de l’effet. La volonté de disposer d’une grande structure culturelle qui dynamise les arts vivants et se positionne sur les scènes culturelles internationales est une idée séduisante. Sauf qu’en pratique, la tâche est plus ardue. Si, aujourd’hui, le futur grand théâtre de Casablanca s’annonce comme une “coquille vide”, pour reprendre les termes du publicitaire Noureddine Ayouch, de gros moyens ont pourtant été mis en œuvre pour mener à bien ce projet “royal”.
L’aventure commence en 2008, année où la Fondation des arts vivants (FAV), présidée par Noureddine Ayouch, signe une convention avec la ville de Casablanca pour “la réalisation de la phase études du projet jusqu’au concours d’architectes”. Une phase dont le budget initial se chiffre à 7 millions de dirhams. Des ateliers de réflexion sont lancés pour penser à la portée du projet et à son devenir. L’équipe du grand théâtre tient des rencontres avec les directeurs de plusieurs théâtres à Paris, Amsterdam et Montréal. Le cabinet de conseil néerlandais Theateradvies, spécialisé dans les grandes structures culturelles, est choisi en février 2009 pour esquisser les contours de l’identité de la bâtisse et élaborer la feuille de route pour le concours d’architecture. Cinq grands cabinets acceptent de soumissionner : Frank Gehry, Zaha Hadid, Rem Koolhaas, Christian de Portzamparc et le studio Mecanno.Un sixième candidat national, Aziz Lazrak, s’ajoute à la liste. Le jury est séduit par le projet de l’architecte français Christian de Portzamparc. L’architecte Rachid Andaloussi se chargera de l’exécution.
Distribution des rôles
Pour des questions de dépassement du budget initial (le projet a été évalué à 2,2 milliards de dirhams par ses concepteurs), une nouvelle phase démarre en mai 2010 avec le cadrage financier de CFG Finance et juridique du cabinet Gide Loyrette Nouel-Naciri. Myriam Hamamssi, ancienne de Valyans Consulting, est nommée à la tête du grand théâtre au même moment (elle quittera son poste en 2017). Cette phase charnière de cadrage prend fin en avril 2011 et coûte 1,8 million de dirhams. Entre-temps, la Fondation des arts vivants quitte le projet et c’est la SDL Casa Aménagement qui prend le relais comme maître d’ouvrage délégué.
Cette dernière tente de collaborer avec des acteurs culturels marocains en mettant en place des ateliers de réflexion, comme ceux menés au début de l’aventure, pour penser Casarts. L’association Racines, présidée par Aadel Essaadani, chapeaute les rencontres avec les architectes du projet, des conseillers en acoustique ou scénographie, des directeurs de théâtre internationaux et des acteurs culturels (théâtre, danse, musique). Depuis, “nous n’avons plus eu d’échos sur le devenir du théâtre”, déplorent plusieurs participants aux ateliers. La même année, Valyans Consulting est mandaté pour réaliser une étude relative “à la stratégie de gestion du grand théâtre de Casablanca”. Le rapport du cabinet de conseil fait un exposé sommaire de l’état des lieux de la culture et ses structures au Maroc, les moyens de financement possibles, etc. Et il faut alors attendre 2014 avant le début du chantier.
Prendre son temps
Dix ans après le lancement du projet, le chantier du grand théâtre de Casablanca est quasiment fini (pour une livraison prévue initialement fin 2017, il le sera en juin 2018), mais aucune vision artistique ni managériale n’a été tranchée. “Nous réfléchissons à la structure la plus adéquate pour gérer le grand théâtre. Dans quelques semaines, on sera fixés”, avance Driss Moulay Rachid, directeur de Casa Aménagement, maître d’ouvrage délégué. Selon lui, le caractère inédit du projet les astreint à avancer lentement. “On ne veut pas se précipiter, on prend notre temps”, dit-il. Une méthode qui hérisse certains acteurs culturels de Casablanca. “Un projet comme le théâtre du Grand Casablanca ne peut pas se permettre de rouler à l’aveuglette”, tonne Aadel Essaadani, qui dit avoir, à l’époque, “mis l’accent sur la nécessité d’avoir une direction artistique qui travaille au moins une année avant l’ouverture du théâtre”. Noureddine Ayouch se désole : “Je suis triste qu’un projet aussi grand et aussi beau puisse être mal organisé”. Driss Moulay Rachid se justifie : “Compte tenu de l’avancement du chantier, on ne peut pas se permettre de programmer des artistes alors que nous n’avons pas de visibilité. Mais je suis confiant par rap- port aux objectifs qu’on s’est fixé”.
Cette politique de “prendre son temps” est aussi appliquée au modèle économique de la grande structure, dont le budget a été fixé à 1,4 milliard de dirhams (comprenant l’aménagement de la place Mohammed V et un parking). “Nous sommes toujours en phase de réflexion sur le modèle le plus efficient à adopter, qui sera tranché prochainement. Mais il faut savoir que ce type d’édifice est généralement déficitaire les premières années de sa vie et a besoin de l’aide publique”, explique le patron de Casa Aménagement. Idem pour le montant du financement annuel, qui n’a toujours pas été défini, mais qui, selon la même source, “dépassera les 100 millions de dirhams”. Quelques voix suggèrent que les retards cumulés par le grand théâtre sont dus à une mésentente et un déphasage entre la Commune de Casablanca, maître d’ouvrage, et Casa Aménagement, maître d’ouvrage délégué, dont le directeur infirme catégoriquement qu’“il n’y a pas de bras de fer entre la ville et la SDL (société de développement local, ndlr), nous travaillons en harmonie.” Du côté du conseil communal de la ville, c’est silence radio.
Lettre morte
Lignes contemporaines et façade voilée d’un moucharabié en terre cuite et résine signée, le bâtiment abritera une salle de spectacles de 1 800 places, un théâtre de 600 places, une salle de musique pour 300 personnes, de petites salles de répétition et quatre salles de réunion, sans oublier les loges et les espaces techniques. Du côté des commerces, deux cafés-restaurants, un restaurant et une boutique d’art sont prévus. “Le projet architectural a pris forme, mais le projet de programmation est resté lettre morte”, nous dit un ancien collaborateur sur le projet du grand théâtre de Casablanca.
C’est qu’après la phase d’études préliminaires et du concours (pour un coût total de plus de 5 millions de dirhams sur les 7 millions alloués initialement), des présentations internes ont fait état de la nécessité de réfléchir au contenu et au modèle économique de l’immense projet. L’anticipation en amont du mode de gestion et d’exploitation, la programmation anticipée de l’agenda artistique ou encore la formation du personnel aux nouveaux métiers culturels étaient des principes directeurs dans la feuille de route du projet. “Un montage financier créatif est nécessaire : capitaux mixtes à majorité publique, subventions, mobilisation de mécènes et de sponsors, autofinancement générés par des espaces en location ou des services”, peut-on lire à propos du modèle économique dans un document de présentation signé par la Fondation des Arts vivants et le cabinet Valyans. Ces recommandations resteront, elles aussi, lettre morte.
Le directeur de Casa Aménagement insiste : “Je préfère prendre mon temps pour effectuer des études plutôt que de nous engouffrer dans des chantiers interminables. Pareil pour les aspects organisationnels du théâtre.” En somme, Casarts navigue à vue, mais Driss Moulay Rachid préfère rester optimiste. Il prévoit un soft opening pour septembre 2018 et l’ouverture officielle avec un spectacle “grandiose” à la fin de l’année 2018. Noureddine Ayouch a un scénario moins idyllique : “Une belle soirée sera organisée pour la visite royale. Après, tout va tomber à l’eau.”
Budget
Ministère de l’Intérieur : 480 millions de DH, prélevés sur la part des collectivités locales dans le produit de la TVA
Fonds Hassan II pour le développement économique et social : 400 millions de DH
Budget général de l’État : 280 millions de DH
Commune urbaine de Casablanca : 180 millions de DH
Région du Grand Casablanca : 100 millions de DH
Rabat. Le choix de Mohammed VI
Si le choix du jury (présidé par Moulay Hafid Elalamy et regroupant, entre autres, le cinéaste Faouzi Bensaïdi, la sociologue Soumaya Nouamane Guessous, le dramaturge Taïb El Alj ou l’architecte Salima Naji) choisit, pour le grand théâtre de Casablanca, le projet de Christian de Portzamparc, le choix de Mohammed VI, qui suit le projet de près, se porte plutôt sur une autre proposition, plus futuriste. “Lorsque j’ai soumis les projets à Sa Majesté, il a aimé le bâtiment pensé par Zaha Hadid. Je lui ai expliqué que c’était trop tard, car le jury avait choisi le projet de Portzamparc”, raconte Noureddine Ayouch. Mohammed VI décide alors que le projet de l’architecte irako-britannique sera concrétisé à Rabat. Ce sera le futur grand théâtre de la capitale, en cours de construction également.
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