Ce soir, tu es à un apéro chez un de tes vieux potes de lycée. Le genre de potes que tu ne vois plus vraiment. Que tu croises de temps en temps. Souvent en soirée. Ou à des vernissages. Et parfois à des enterrements aussi. Jusqu’au jour où, finalement, l’un de ces vieux potes de lycée décide d’être proactif et organise un apéro. Et en vrai, à chaque fois tu es plutôt contente d’y être.
C’est plutôt joyeux ces retrouvailles. Il y a quelque chose d’un peu rassurant : on réalise qu’on n’a pas totalement changé depuis l’époque des clopes dans la cour de récré, des guitares qu’on grattait pour changer le monde et des mensonges aux parents.
Et dans ces retrouvailles, il y a toujours un peu de ça. Se dire qu’on n’a pas totalement changé, mais qu’on est tout de même un peu mieux. Puis se dire tout ça sans nostalgie et avec un verre de blanc à la main, c’est la promesse d’une soirée au moins agréable. Et tu es effectivement en train de passer une chouette soirée, quand tout à coup tu entends des bribes de discussion qui t’agacent.
Une de tes anciennes potes de soirée devenue journaliste un peu en colère –mais toujours à courir les soirées– est en plein milieu d’un débat. Tu n’as pas entendu le début de la conversation. Tu as juste saisi au vol une phrase de ta pote : “Nan, mais c’est un scandale, ces photos en caftan sont de la pure appropriation culturelle.” Tu ne connais ni les tenants ni les aboutissants de cette discussion mais la simple prononciation de cette expression te met hors de toi.
Cette expression te met hors de toi pour plusieurs raisons. La toute première, la plus évidente, est que tu ne la comprends pas vraiment. Mais surtout que personne ne parvient à la définir clairement. Précisément. Personne, et encore moins ceux qui utilisent cette expression.
“Pourquoi s’encombrer de précisions historiques quand on peut s’indigner dans le sens du vent”
Ça commence où l’appropriation culturelle ? Ça se termine où ? Comment on définit un appropriateur ? A combien de pourcentage de sang autochtone on n’est plus dans l’appropriation, mais dans l’expression de sa propre culture ? Est-ce qu’un gars qui serait de mère suédoise et de père marocain, et qui porte la djellaba de son grand-père tout en ayant les yeux bleus et le teint diaphane de sa mère, est un mâle blanc dominant qui jouit de ses privilèges ? Ou juste un type qui hang out en portant des vêtements familiers et familiaux ?
“Y a-t-il un seuil précis “d’autochtonicité” qui permette le port du caftan ?”
Y a-t-il un Pantone des nuances de couleur de peau pour légitimer le port d’un bijou qui aurait l’air un peu ethnique ? Y a-t-il un seuil précis “d’autochtonicité” qui permette le port du caftan ? Un seuil de bien-pensance qui, évidemment, passe outre le fait que c’est probablement un vêtement masculin d’Asie mineure… Pourquoi s’encombrer de précisions historiques quand on peut s’indigner dans le sens du vent ? Est-ce qu’il y a un code civil qui légifère avec précision sur les conditions d’obtention du droit à porter des babouches ?
Est-ce que décorer sa maison avec du zellige quand on est iranien, c’est de l’appropriation culturelle ? Ou est-ce que l’islamité présumée de celui qui veut zelliger sa maison suffit à obtenir ce passe-droit ? A moins que, dans ce cas précis, on ne fasse pas d’amalgame. Et dans ce cas, ne mélangerait-on pas arabe et perse dans un même sac d’imprécision et d’essentialisation ? A partir du nord de quelle ville est-il malvenu d’utiliser du henné ?
Enfin bref, tu as tout plein de questions qui viennent cogner dans ta tête et personne pour te donner un début de commencement de réponse. Ni même ta pote, qui est un peu en colère et beaucoup en posture. Et quand bien même elle te suggérerait une bribe de réponse, tu n’es pas sûre de l’écouter. Ce n’est pas que tu ne lui accordes pas de crédit par principe, mais tu te dis juste que quand on tient ce genre de discours en poussant des cris d’orfraie on devrait avoir un minimum de cohérence. Ne serait-ce que dans l’attitude. Et là, pour le coup, ta pote en jean et en Stan Smith made in China avec un iPhone en guise de cordon ombilical, elle en manque cruellement, de cohérence.