Bilmawen (Boujloud) : tradition ancestrale ou déviance religieuse ?

La fête de Bilmawen, également connue sous le nom de Boujloud, tradition ancestrale célébrée dans certaines régions du Royaume, suscite une polémique de plus en plus vive. Entre accusations de violence, de pratiques contraires à l'islam et de dénaturation culturelle, ce rite festif est au cœur de débats passionnés depuis bientôt une semaine.

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Célébrations de Bilmawen Crédit: DR

Bilmawen est une célébration traditionnelle qui se déroule principalement après l’Aïd Al-Adha. Les participants, souvent des jeunes, se déguisent en portant des peaux de moutons sacrifiés et paradent dans les rues des villages et des villes. Cette fête, héritée des coutumes amazighes préislamiques, vise à célébrer la fertilité et la prospérité.

Cependant, cette année, la fête de Bilmawen a été marquée par une série de controverses. Des allégations autour de prétendus incidents violents ont été rapportées à Aourir, près d’Agadir, bien que les autorités locales aient nié tout lien entre ces événements et les festivités de Bilmawen.

Personne ne peut nier que les célébrations de Boujloud sont accompagnées de certains comportements négatifs, comme c’est le cas pour tous les festivals, les matchs de football et autres rassemblements humains. Cependant, la nouvelle faisant état d’un massacre à Aourir n’est rien d’autre qu’une fausse allégation dénuée de tout fondement”, a déclaré une source informée à Al3omk, précisant que les images circulant sur les réseaux sociaux sont anciennes et ne correspondent pas aux célébrations actuelles.

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La fête de Bilmawen est de plus en plus critiquée par certains religieux. Lahcen Skenfel, président du conseil scientifique de Skhirat-Témara, a déclaré à Al3omk que “les réjouissances de l’Aïd Al-Adha, telles qu’elles se déroulent dans la région du Souss et dans certaines autres régions sous le nom de Boujloud ou Bilmawen en langue amazighe, sont contraires aux enseignements de Dieu en termes de foi, de loi et de morale”.

Selon lui, les pratiques associées à Bilmawen, telles que le port de peaux et les parades, “ne sont pas répréhensibles en soi, mais ce qui l’est, ce sont les pratiques qui l’accompagnent et qui sont contraires à la croyance islamique basée sur le monothéisme, la sincérité dans le culte de Dieu et la véritable orientation vers Lui, ainsi que les atteintes à la tranquillité des gens dans leurs maisons. Cela va à l’encontre des valeurs islamiques fondées sur la compassion, et ce sont des vestiges de rites païens qui n’ont pas leur place dans une société islamique”.

Célébration de Bilmawen dans les rues de Dcheira en 2020.Crédit: Wikimedia

Ces déclarations ont suscité une vive réaction de la part de la communauté amazighe et des défenseurs du patrimoine culturel marocain. Ahmed Arrehmouch, militant des droits de l’homme et activiste amazigh, a critiqué ces prises de position en affirmant que “Bilmawen est un héritage culturel authentique et profondément enraciné dans l’histoire marocaine et africaine. Remettre en question sa légitimité, c’est nier une partie essentielle de notre identité culturelle”. Et d’interroger, sur sa page Facebook : “Y a-t-il un mandat officiel de l’autorité qu’il représente pour inciter à la discorde et déstabiliser la foi des habitants du Souss ?”

Pour Ahmed Assid, militant amazigh interrogé par TelQuel, il y a une persistance de la part de quelques hommes de la religion de polémiquer chaque année autour de Bilmawen qui ne peut s’expliquer que par “une idéologie religieuse qu’ils essayent d’imposer à la société. C’est-à-dire qu’ils essayent d’exercer une tutelle sur les individus et sur les forces sociales et orienter les gens vers la pensée unique”, précisant qu’“ils partent d’un référentiel idéologique des frères musulmans et des salafistes, qui sont deux idéologies importées de l’extérieur, une de l’Égypte et l’autre de l’Arabie saoudite, qui n’ont rien à voir avec l’identité nationale marocaine et avec la spécificité culturelle des Marocains. Elles sont incompatibles avec notre réalité culturelle et notre civilisation”.

Le débat ne se limite pas à la sphère religieuse. Il inclut également des voix critiques de la modernisation et de la folklorisation de cette fête traditionnelle. Interrogé par nos confrères de Lakome, Mohamed Akdim, chercheur en patrimoine et culture populaire, a mis en garde contre la transformation de Bilmawen en un simple carnaval à l’occidentale. “La ‘carnavalisation’ de Bilmawen, avec l’importation de styles de spectacles américains ou latino-américains, risque de dénaturer cette fête et de lui faire perdre son essence culturelle”, a-t-il déclaré.

Akdim souligne que Bilmawen, en tant que phénomène culturel local, varie considérablement d’une région à l’autre et qu’une uniformisation pourrait nuire à sa richesse et à sa diversité. “Cette diversité est une preuve de la vitalité de cette tradition, qui a su s’adapter et évoluer au fil des siècles”, ajoute-t-il.

“Lorsque l’islam est arrivé au Maroc, il n’a pas trouvé un désert culturel mais un peuple avec des traditions et des coutumes”

En réponse aux critiques de cette fête traditionnelle, il déclare qu’“il est erroné de dire que Bilmawen est étranger à la culture islamique, ou plutôt aux cultures islamiques, car il n’existe pas une seule culture islamique, mais des cultures islamiques multiples et diverses selon la diversité des peuples islamiques. Lorsque l’islam est arrivé dans ce pays, il n’a pas trouvé un désert culturel ou une terre démographiquement vide, mais un peuple avec des cultures, des civilisations, des traditions et des coutumes, dont certaines ont été progressivement abandonnées par les Marocains après avoir adopté la nouvelle religion”.

Célébrations du festival Krampus en Autriche, qui se rapproche de BilmawenCrédit: DR

La préservation de cette coutume ancestrale marocaine à Souss-Massa s’explique, chez Assid, par “une religiosité équilibrée entre ce qui est céleste et spirituel et ce qui est terrestre et culturel”.

“On trouve dans le Souss des imams de mosquées qui président la danse de Ahwach. Ils font les deux fonctions. Ils président la prière dans la mosquée, puis, le soir, ils président la danse. Des hommes comme Sidi Hemmou Talb ou Ssi Bourhim figurent parmi les plus grands poètes de l’oralité et des joutes oratoires. Ce sont des imams de mosquées, mais en même temps des poètes et des maestros de la danse de Ahwach. Pourquoi les Soussis ont préservé ces coutumes plus que les autres ? Pour eux, la vie doit être équilibrée entre la foi personnelle et, bien entendu, toutes les questions politiques, économiques, sociales et culturelles”, nous explique Assid.

Il est à noter que cette fête, qui se limite de plus en plus à la région de Souss-Massa mais qui était autrefois populaire à travers diverses formes locales au Maroc, n’est pas exclusive à notre pays. Elle existe, en effet, sous une forme ou une autre, dans un grand nombre de civilisations et d’anciennes cultures.

Le rattachement de cette coutume millénaire à l’Aïd Al-Adha ou, parfois, à la fête de Achoura, est toutefois une particularité du Maroc qui s’explique par “une sorte de négociation entre une pratique très ancienne et une nouvelle religion, qui a abouti à la connexion du rituel pré-islamique de Bilmawen avec l’Aïd Al-Adha où les peaux sont disponibles. Ainsi, cette coutume a été islamisée”, a souligné à Lakome Anir Bouyaakoubi, professeur à la Faculté des langues et des arts de l’Université Ibn Zohr.

 

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