Mehdi Pyro nous abandonnera ici, à l’orée de l’ancien Maârif, devant le bruyant boulevard Roudani. Puis, il s’en retournera d’un pas entraîné dans son surprenant village dans la ville. Par dessus son épaule, on entr’apercevra le complexe culturel Mohamed Zefzaf et son théâtre…
Quelques heures avant, le metteur en scène de 48 ans nous a donné rendez-vous dans l’un des nombreux cafés qui peuplent le vieux quartier casablancais pour évoquer sa nouvelle pièce « Hiya ou houwa » (« Elle et lui »). Reprenant quatre classiques de la dramaturgie — « Roméo et Juliette » de Shakespeare, « On ne badine pas avec l’amour » de Musset, « Les poissons rouges » de Jean Anouilh, et « Les fausses confidences » de Marivaux — « Elle et Lui » se veut une adaptation de ces histoire universelles à la sauce marocaine.
Tout de noir vêtu, traînant ses longs cheveux noirs et arborant de petites lunettes rondes à la John Lennon, Mehdi Pyro débarque, tout sourire et nous installe sur la terrasse de « La Fraise », à l’ombre des arbres fruitiers. « On est dans mon quartier », explique-t-il, indiquant habiter au bout de la rue. « Je me sens vachement bien ici. On est en plein centre-ville, et par moment, on peut avoir un silence extraordinaire », s’émerveille-t-il.
Darija, mon amour
Comédien, auteur, metteur en scène… Mehdi Pyro aime à se présenter comme « artisan de la scène ». L’artisanat, ou art utile, permet au théâtre d’assumer la conception que s’en fait le quarantenaire, « être un acteur social et politique ». Néanmoins, pour cela, « il doit être populaire, et non élitiste », et donc ne pas être déclamé « dans une langue étrange pour le spectateur ».
Le metteur en scène fait référence à l’habitude qu’ont pris ses pairs à écrire le théâtre soit en français, soit en arabe, soit en « darija intellectuelle, très arabisée », snobant la darija telle que parlée par les Marocains, comme une langue de la rue et non des planches. C’est cela qui, selon lui, « a chassé le public des théâtres ».
La darija « est capable d’exprimer les concepts philosophiques les plus intéressants, les plus poussés »
« Si on dit que Shakespeare est le père de la langue anglaise, ce n’est pas parce qu’il en est l’inventeur. C’est parce qu’il est le premier à l’avoir vue comme elle était : un argot capable d’exprimer des idées complexes », explique Mehdi Pyro. Aujourd’hui, la darija « est capable d’exprimer les concepts philosophiques les plus intéressants, les plus poussés », assure-t-il.
Comme Shakespeare, il veut parler à ses contemporains dans leur langue. C’est la raison pour laquelle il adapte en darija les œuvres des quatre auteurs pour sa nouvelle pièce. Le metteur en scène précise néanmoins que, pour les plus francophones des spectateurs, il a prévu un sous-titrage projeté sur la scène.
« Elle et lui », le projet d’un père
« Le déclic de la création de ce spectacle, c’est ma fille », confie Mehdi Pyro. Sa fille, c’est Saba Pyro. À 19 ans, c’est elle qui prête ses traits à « Elle », le personnage principal. « Ce n’était pas prévu comme ça au début, mais j’ai écrit cette pièce pour elle », signale le metteur en scène. « J’ai casté pas mal de comédiennes, mais n’ai pas réussi à trouver celle qui correspondait au rôle. Finalement, je lui ai proposé le rôle. On a répété, et elle a kiffé. »
« Le déclic de la création de ce spectacle, c’est ma fille »
La genèse du projet remonte à 2020. Saba a 16 ans, et avec l’âge, les premières « questions d’adulte » remontent aux oreilles de son père. « Ce n’est pas moi qui choisirai le mari de ma fille, ni moi qui signerai son acte de mariage, à la différence de sa grand-mère et de ses ancêtres », se réjouit l’auteur. « Nul ne peut être tenu en esclavage », cite-t-il, d’après l’article 4 de la Déclaration Universelle des droit de l’Humanité. Il en tire sa propre traduction : « nul ne peut s’approprier quelqu’un, et a fortiori, ça fonctionne pour un père et sa fille ».
Dans les ateliers de sensibilisation qu’il a pu animer sur le harcèlement de rue, Mehdi Pyro constate que « les adolescentes, aujourd’hui, n’ont aucune idée de ce qu’ont vécu leurs mères et leurs grands-mères. Elles considèrent parfois leur liberté complètement acquise, sans être toujours conscientes de ce qu’elles peuvent en faire. » Il se fait alors un devoir de père de donner les clés à Saba, qu’elle puisse se saisir au mieux de cette liberté que connaît sa génération.
« Moi, à son âge, je n’étais pas très à l’écoute de ce qu’on pouvait me dire sur ces sujets », s’amuse-t-il. Anouilh, Shakespeare, Marivaux ou Musset… voilà les enseignants que le futur metteur en scène prend alors la peine d’écouter, ceux qui lui donneront les outils de réflexion pour se forger les idées en lesquelles il croit aujourd’hui, le tout « sans discours directif ».
« Elle et Lui » a donc vocation à faire réfléchir, et, « s’il y a un couple à faire un jour », que Saba et les spectateurs puissent s’appuyer sur « des histoires, des mythes transmis de génération en génération » pour le construire. Mais, « en tant que père, vu qu’elle est majeure et vaccinée, je me contente d’être un guide, un port vers lequel elle pourra toujours revenir », insiste-t-il.
Sur scène une comédie, derrière, un défi
« Je suis tout seul dans cette histoire », explique Mehdi Pyro. Cette situation pour un metteur en scène implique un certain nombre de difficultés, au premier rang desquelles la recherche de fonds. Les difficultés que rencontre le quarantenaire pour remplir son objectif de 100 représentations de « Elle et Lui » sont symptomatiques, selon lui, d’un état de délabrement de la création théâtrale originale au Maroc. « Nous [les metteurs en scène, ndlr] sommes très tristes de voir la part réduite des subventions de l’État à la création libre », regrette-t-il.
À chaque fois qu’il consulte un appel à projet et qu’il part en quête de subventions pour son spectacle, il constate la même chose : « le projet doit être au service de quelque chose de prédéfini ». Mehdi Pyro, qui a fait le choix d’une création originale, qui ne suit l’agenda d’aucun organisme, voit donc « Elle et Lui » échapper inexorablement aux aides et financements. « Ça fait deux ans que je remplis des dossiers, et… nada », fait-il en écartant théâtralement les mains.
« Le système de subventions du gouvernement ne permet pas de créer »
« Le système de subventions du gouvernement ne permet pas de créer », soutient-il. Puisque la subvention n’est attribuée qu’une fois l’œuvre effectuée, certains metteurs en scène sont contraints à engager des comédiens sur la promesse d’une subvention future. « Ça consiste à traîner et affamer les acteurs pendant des mois sur une source de financement incertaine… je ne ferai jamais ça », affirme Mehdi Pyro, catégorique, regrettant néanmoins un système qui prive la scène marocaine de productions originales. Alors, Mehdi Pyro est contraint à l’auto-production. Grâce à deux films qu’il a tournés à l’étranger et au soutien de l’Institut Français et de l’American Arts Center, le metteur en scène a pu présenter son spectacle gratuitement.
Malgré les difficultés, l’artisan de la scène garde espoir en sa formule. « Les décors du spectacle sont réalisés grâce à la technologie du mapping », explique-t-il. Ce système permet de projeter une image autant sur écran que sur différents objets, ou des personnages. Cette technologie permet à Mehdi Pyro de proposer à ses sponsors la même chose qu’au cinéma, à savoir un espace publicitaire au début du spectacle. « C’est une des clés du succès de ‘Elle et Lui' », assure-t-il. « Si on a du succès dans notre recherche de sponsor, on pourra proposer un spectacle populaire accessible à tous, voire gratuit », se réjouit-il. Néanmoins, pour y parvenir, « le projet exige du community management, de l’administration, une comptabilité… ce sont des tâches que j’assume pour l’instant, mais que j’espère pouvoir déléguer ».
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La naissance d’une actrice
« Sur scène, mon père est mon maître », lance Saba que nous retrouvons quelques jours plus tard, même table, même café. Elle qui a quitté l’école peu avant son bac cherchait un nouveau souffle. « Il m’a proposé ce rôle et je l’ai accepté sans aucune expérience dans le théâtre. Je n’avais observé la scène jusqu’alors que depuis les coulisses », explique la néophyte. Grâce à lui et à Rachid, l’acteur avec qui elle partage la scène, elle est parvenue peu à peu à s’emparer de son rôle de « Elle ». « La première fois que j’ai joué sur scène, j’ai ressenti une sensation de fierté que je n’avais jamais éprouvée auparavant », s’exclame-t-elle. Saba glisse au passage que, mordue, elle envisage le métier d’actrice après avoir passé le bac en candidate libre.
« Même si je connaissais les idées que mon père voulait me transmettre, les jouer sur les planches me les a fait vivre. C’est une expérience formidable », s’émerveille-t-elle. Saba ne s’est jamais sentie forcée à monter sur les planches. Elle qui a appris de son père le Taekwondo sait sa volonté de lui donner les armes pour se défendre par elle-même. À travers ce spectacle, elle comprend son envie de lui donner les clés pour former sa propre pensée.
Saba n’oublie pas pour autant sa mission d’actrice : transmettre un message. En l’occurrence, un message de liberté dans l’amour. « C’est un tabou que ma génération essaye de casser », assure-t-elle. C’est aussi le rôle de la pièce qui, d’après elle, dépeint quatre tableaux qui sont autant de personnages différents.
Stylo à la main, griffonnant le portrait de « Elle » sur un cahier, Saba explique que « dessiner, c’est apprendre à copier les choses les plus simples. C’est la même chose au théâtre. J’ai dû réapprendre à marcher ». Dans son imaginaire, la jeune actrice dépeint son personnage « plutôt calme, au regard rêveur et naïf. Elle rêve de se marier, d’avoir une famille. Elle a peur d’être abandonnée. Elle est très curieuse. Elle peut avoir 30 ans, mais mentalement, elle reste une petite fille qui rêve. »
« Le fait que ‘Elle’ n’ait pas de nom veut dire que n’importe quelle fille de mon âge peut être un de ces quatre personnages », explique Saba. Elle lance donc un appel à toutes les jeunes marocaines qui peuvent se sentir exclues des théâtres : « Venez regarder, venez vous amuser, vous êtes à la bonne place ».