L’enfer du dimanche

Par Fatym Layachi

Décembre est bien là. Le dernier mois de l’année. La saison des fêtes, comme ils disent. Même s’il n’y a pas grand-chose de festif autour de toi. À part les vitrines des boutiques, tu ne vois rien de très joyeux. Il faut dire qu’en ce moment, ni dans le monde ni dans ton petit monde, il n’y a quoi que ce soit qui puisse te donner envie de célébrations. Et là on est dimanche et tu dois déjeuner en famille. Cette phrase est en soi déjà un truc compliqué, voire contradictoire. Les dimanches sont censés être reposants. Ta famille a des dizaines de qualités, mais “reposante” n’en est clairement pas une.

Tu arrives donc à ce déjeuner dominical, la tête totalement dans le séant. Entre les vapeurs de la veille et un réveil beaucoup trop violent. 17 notifications WhatsApp de Zee, c’est trop violent, ne serait-ce que d’un point de vue sonore. 17 notifications ! 17 fois ce petit bip-bip déjà insupportable en temps normal mais qui pourrait rendre violent un dimanche matin. 17 notifications pour te raconter sa fin de soirée vaseuse et sa nuit foireuse, c’est clairement beaucoup trop. Beaucoup trop pour que tu puisses te lever du bon pied après ça. Tu arrives chez ta tante, planquée derrière tes lunettes de soleil, tentant de maquiller ta mauvaise humeur avec un sourire un peu figé.

Ce déjeuner, en fait, tu le subis. Tu a été “attendue”. Ta tante t’a envoyé un message pour te dire : “Ma chérie, je t’attends dimanche pour déjeuner.” Dans ta famille, quand on dit qu’on t’attend, c’est tout simplement une convocation. Dans ta famille, quand on invite, on dit “passe à la maison, mar7ba bik”, “ça me ferait plaisir”. Mais là, ta tante t’a convoquée. Comme elle a convoqué tout le reste de la famille d’ailleurs.

« Autant les vendredis, le couscous, les grands débats, la semoule, ton cousin qui râle, les remarques de ta mère… tout ça, tu sais faire. Mais le dimanche, c’est plus compliqué”

Fatym Layachi

Et toi, tu n’as pas l’habitude d’être convoquée un dimanche. Autant les vendredis, le couscous, les grands débats, la semoule, ton cousin qui râle, les navets que tu prends pour des patates douces, ta mère et ses remarques, tout ça, tu sais faire. Tu sais gérer ta famille les vendredis, dans les mariages, pendant les soirées ramadanesques, les concerts du petit cousin ou les ventes de la belle-sœur de ta cousine. Mais le dimanche, c’est plus compliqué. Entre la machine à laver dans la tête, ton look douteux et l’affolante perspective de la semaine, tu n’es pas du tout outillée psychologiquement et émotionnellement pour affronter ta famille.

Bien évidemment, tu arrives en retard. Les autres sont déjà arrivés. Ta mère est déjà là, tu n’as pas fini de lui dire bonjour qu’elle te fait déjà une remarque : “Tu aurais pu te coiffer”. Ça va être long. Ça va être long et compliqué. Tu ne vas pas dire que “c’est déjà miraculeux que je sois là, il faut pas trop en demander !”. Tu es trop polie pour ça. Tu vas te contenter d’un “moi aussi, je suis contente de te voir maman” légèrement acide. L’apéro est servi. Tu n’avais pas prévu de picoler mais là tu te dis que c’est le seul moyen d’affronter cette journée. Alors tu te sers un chablis et trinques avec ta cousine qui t’explique à quel point elle est ravie de ses achats lors du Black Friday.

Elle n’a acheté que des trucs dont elle n’a jamais eu besoin. Dont elle ne se servira peut-être jamais. Mais qui lui ont semblé essentiels à ce moment-là. Elle est ravie. Elle a fait des affaires. C’en est presque touchant de voir à quel point dépenser peut la rendre heureuse. Et à bien y regarder c’est un peu un truc commun autour de toi. Alors bien sûr que tu pourrais juger, critiquer, mais ce serait un peu hypocrite de cracher dans cette soupe dont tu t’abreuves. Ce n’est peut-être pas que de la superficialité finalement. C’est aussi un moyen un peu scabreux de ne pas sombrer dans le marasme ambiant. Ne pas se poser trop de questions et dépenser beaucoup, c’est peut-être le moyen le moins compliqué de lutter contre la mélancolie.