Ni oubli, ni pardon

Par Réda Dalil

C’est un long feuilleton de presque huit ans qui se termine en queue de poisson. Le “carburantgate”, ou l’incroyable détournement de marges commis par les principaux distributeurs de gasoil et d’essence du royaume, a pris fin. Chargé de mener l’enquête sur des soupçons de pratiques anticoncurrentielles perpétrées par les “big players” du carburant, le Conseil de la concurrence a tranché. Neuf d’entre eux, reconnus coupables d’entente illicite en vue de fixer artificiellement les prix à la pompe, vont devoir s’acquitter d’une amende globale de 1,84 milliard de dirhams.

Enfin, justice est faite serait-on tenté de dire, tant cette mauvaise telenovela a pris en otage le débat public depuis presque dix ans. Mission parlementaire, première enquête avortée du Conseil de la concurrence présidé à l’époque par Driss Guerraoui, commission d’enquête ad hoc, refonte du texte de loi régissant le Conseil de la concurrence, etc. Les étapes menant au verdict ont été nombreuses et plus le temps avançait, plus l’étau semblait se resserrer autour des pétroliers fautifs. Jusqu’à aboutir au verdict de l’actuel président du Conseil, Ahmed Rahhou.

1,84 milliard de dirhams, voilà résumé financièrement tout le parcours du combattant qui a démarré au moment où le forfait a été révélé par TelQuel en 2017, pour être confirmé par une mission parlementaire un an plus tard. À l’immensité de la faute devait naturellement succéder l’immensité de la sanction. C’est du moins ce que 35 millions de Marocains espéraient.

Mais 1,84 milliard de dirhams, la somme est faible. Insignifiante. Elle pâlit en comparaison avec l’ampleur du délit, lequel, selon différentes sources, varierait entre 17 et 60 milliards de dirhams. Laissés en roue libre depuis la libéralisation des prix à la pompe et le déplafonnement de leurs marges en 2015, les grands distributeurs ont bénéficié d’une sorte de casino où la perte devenait un concept inexistant. Profitant également des déboires de l’unique raffinerie du royaume, la Samir, les importateurs ont imposé leur loi dans un marché systémique, impactant l’ensemble de l’économie.

L’opacité fut telle que, bien souvent, les fluctuations des prix dans les stations-service n’avaient plus aucun lien avec les cours du brut à l’international. Les pétroliers ont appliqué cette règle inique selon laquelle les hausses prennent l’ascenseur et les baisses l’escalier. Rahhou lui-même, dans un avis rendu en avril 2022, pointait du doigt les manipulations de prix pratiqués par les pétroliers. Ceux-ci, disait-il, s’étaient détournés de toute logique concurrentielle pour se contenter de maintenir leurs parts de marché, sans jamais ni innover, ni sacrifier un centime de marge dans le but de séduire de nouveaux clients.

L’esprit de rente était total. Le plus scandaleux, c’est qu’il a contaminé les entreprises marocaines comme leurs consœurs étrangères. Toutes ces sociétés, sans exception, se sont unies derrière l’appât du gain, siphonnant le pouvoir d’achat des Marocains.

“Tout se passe comme si on avait vite passé l’éponge sur l’un des plus gros hold-up de l’histoire du Maroc”

Réda Dalil

Des Marocains, parlons-en une minute. Si avec son pouvoir discrétionnaire et sans être contraint de livrer les détails du calcul aboutissant à cette misérable amende de 1,84 MMDH, le Conseil de la concurrence semble avoir achevé sa mission, quid des millions de citoyens étranglés depuis deux ans par une inflation liée aux hausses vertigineuses des prix de l’énergie ? À ces millions de consommateurs, contraints de faire le plein pour se déplacer et qui ont vu l’inflation des carburants se propager à l’ensemble de l’économie, faisant de leur vie un enfer, qui rendra justice ?

Jusqu’ici aucune association de défense des droits des consommateurs n’a suggéré d’entreprendre une action collective en vue d’indemniser les Marocains de l’énorme rapt dont ils ont été victimes. Tout se passe comme si on avait vite passé l’éponge sur l’un des plus gros hold-up de l’histoire du Maroc. Vite fait bien fait. Circulez, il n’y a plus rien à voir  ! Bien sûr, pour faire passer la pilule, le Conseil de Rahhou s’est arrogé, en même temps qu’il annonçait son verdict, le rôle de quasi régulateur du marché des hydrocarbures. Un reporting, une cartographie et un suivi régulier du Conseil s’assureront que les neuf pétroliers coupables respectent dorénavant les règles de la concurrence et s’alignent sur les cours internationaux pour fixer leurs prix.

“Ahmed Rahhou serait bien inspiré de revenir au mécanisme de plafonnement des marges des distributeurs, mais aussi, comme il l’a lui-même proposé, de taxer leurs super-profits”

Réda Dalil

La chose est respectable, mais quid du passé ? Qu’en est-il de ces huit années pendant lesquelles les citoyens ont été hachés menu par la voracité d’un cartel d’une immoralité sans précédent ? Désormais régulateur de facto du secteur des hydrocarbures, Ahmed Rahhou serait bien inspiré de revenir au mécanisme de plafonnement des marges des distributeurs, mais aussi, comme il l’a lui-même proposé, de taxer leurs super-profits. La justice institutionnelle, aussi exagérément clémente fût-elle, a peut-être été rendue, mais la justice humaine demeure bafouée. Celle-ci réclamera à jamais réparation.

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