Enquête. Prix des carburants : à qui profite la libéralisation ?

Les distributeurs de carburant n’ont jamais été aussi riches depuis que les prix sont libres. Certains ont doublé leurs marges tandis que d’autres ont triplé leurs bénéfices. Le tout aux dépens du consommateur.

Par et

DR

Enquête parue dans le numéro 764 de TelQuel publié le 12 mai 2017. 

A qui a profité la libéralisation des prix de carburant? Aux distributeurs. Depuis que l’État a levé la main sur la fixation du prix du gasoil et de l’essence en décembre 2015, Afriquia, Vivo Energy, Total Maroc, Winxo, Petrom et autres opérateurs ne cessent de s’enrichir. Et dans des proportions phénoménales. Exemple de Total Maroc.

En 2016, année pleine de libre marché, le numéro 3 du secteur a dégagé une marge d’exploitation de 14,7%. C’est plus du double de la marge réalisée en 2015 (6,4%). Mieux, ses bénéfices ont triplé, de 289 millions de dirhams en 2015 à 879 millions un an plus tard. Une performance inédite qui a choqué le marché après la publication des résultats de la compagnie, obligée de par son statut de société cotée de communiquer ses comptes au grand public. Au point de pousser la concurrence à lui reprocher son entrée en Bourse effectuée le 29 mai 2015. Tout le monde savait que les distributeurs profitaient du libre jeu, du simple conducteur au professionnel du transport. Cela relevait jusque-là de l’ordre de l’intuition. La spéculation, Total en a donné la confirmation.

29 mai 2015. Le management de Total sonne la cloche de la Bourse de Casablanca. Une IPO que ses concurrents lui reprochent aujourd’hui. Crédit: AIC Press
29 mai 2015. Le management de Total
sonne la cloche de la Bourse de Casablanca. Une IPO que ses concurrents lui reprochent aujourd’hui. Crédit: AIC Press

Cette tendance est la même chez Vivo Energy, deuxième opérateur du secteur. Selon des chiffres collectés par TelQuel auprès d’une source sûre — mais que le management de Vivo n’a voulu ni confirmer ni infirmer —, la marge brute de l’opérateur qui commercialise les produits Shell a elle aussi doublé, passant de 63,2 dollars/m3 à 122,6 dollars/m3. Les bénéfices, quant à eux, ont triplé, passant de 22 millions à 58 millions de dollars à fin 2016. “Ce niveau est non seulement énorme, mais dépasse de très loin les taux observés dans des économies comparables à celle du Maroc. En Afrique du Sud par exemple, la marge au m3 ne dépasse pas les 30 dollars chez la filiale de Shell”, confie notre source.

Hold-up à la pompe

PrixLes opérateurs du secteur sont donc devenus plus riches après la libéralisation des prix. “Un effet de rattrapage des années maigres”, nous lance ce patron d’une compagnie, sous couvert d’anonymat. “Un hold-up à la pompe”, qualifient plusieurs analystes financiers et experts sectoriels consultés par TelQuel.

Depuis que l’État a levé la main sur la fixation des prix des carburants, les opérateurs sont libres de mener la politique de prix qui leur convient. Depuis cette date également, les voix fusent de toutes parts pour dénoncer les pratiques des opérateurs qui ne répercuteraient pas exactement les variations du prix du pétrole à l’international sur les prix à la pompe, se faisant des marges supplémentaires aux dépens du consommateur. Un raisonnement qui se tient quand on compare les évolutions des prix de la matière première et celles du produit fini.

L’exemple le plus frappant a été enregistré en décembre 2015, premier mois d’entrée en vigueur de la libéralisation. Alors que les cours du gasoil raffiné à Rotterdam (marché de référence des importateurs marocains) ont chuté de plus de 20%, les prix à la pompe, eux, n’ont baissé que d’un petit 0,89%. Même constat en janvier 2016 : le gasoil raffiné poursuit sa chute, signant une baisse de plus de 17%. À la pompe, les prix ne baissent que de 2,56%.

Mélange de stocks

Les opérateurs ne nient pas ce fait mais le nuancent par un effet “structure des prix”. Il est normal en effet que la chute des cours du pétrole ou des produits raffinés ne se répercute pas exactement sur les prix à la pompe. Car seule la moitié du prix du carburant dépend du prix du pétrole raffiné (voir infographie, composition du prix du litre de gasoil). Le reste vient des taxes, qui ne baissent pas, et du taux de change du dirham par rapport au dollar (qui s’est apprécié de 2% sur l’année 2016, renchérissant ainsi les achats de produits raffinés). De plus, il y a toujours un décalage entre la baisse du prix de la matière et celle du produit final, le temps que le gasoil ou l’essence raffiné soit transporté, stocké, à nouveau transporté, puis distribué. “Le décalage correspond au stock outil qui couvre en moyenne une quinzaine de jours”, nous explique le patron d’une société de distribution.

Comme les opérateurs ne partent donc pas d’un stock zéro, le coût de l’approvisionnement pris en compte dans le prix à la pompe n’est pas que celui de la marchandise achetée à un instant “t”, mais correspond à une moyenne entre les nouveaux achats et les stocks existants. “Les stocks se mélangent, et donc le prix de sortie dépend des stocks que vous aviez avant”, insiste notre interlocuteur. Le raisonnement se tient de bout en bout. Sauf qu’il ne s’applique que dans les cas où le marché est baissier.

Réactivité asymétrique

Exemple : quand les cours du gasoil raffiné s’envolent de 14,43% en mai 2016, les distributeurs augmentent les prix à la pompe de plus de 10% ! Conclusion : la hausse des prix à l’international est assumée complètement et immédiatement (ou presque) par les consommateurs, alors que dans un scénario baissier, les pétroliers vont chercher d’abord à écouler leur stock acheté à un prix plus élevé. C’est justement ce décalage qui explique l’explosion des marges en 2016.

Diesel. Prix à la pompe vs cours du raffiné
Diesel. Prix à la pompe vs cours du raffiné

Pour appuyer ce raisonnement, nous avons calculé la corrélation entre les prix du gasoil raffiné depuis la libéralisation (corrigés de l’effet de change et des coûts logistiques) et les prix moyens à la pompe pratiqués par l’ensemble des opérateurs (données fournies par globalpetrolprices.com, plateforme internationale de veille sur les prix des hydrocarbures). Le résultat est édifiant : la corrélation globale entre les prix à l’international et les tarifs à la pompe est de 0,78. Comprenez : les cours du gasoil raffiné à Rotterdam sont répercutés de manière générale à hauteur de 78% sur le prix final. Mais ce coefficient ressort à 0,88 quand il s’agit de hausse, et à 0,76 seulement en cas de baisse. Traduction : quand les prix à Rotterdam augmentent, les distributeurs répercutent 88% de la hausse sur les prix à la pompe. Mais quand le marché est baissier, l’impact sur la pompe est limité à 76%.

Nous avons présenté ces chiffres à un professionnel du secteur. Son interprétation est ardue mais explique tout: “Il est plus facile de répercuter des hausses sur le client que des baisses car on ne peut vendre le stock à perte lors de la baisse. En cas de baisse, il y a une inertie de renouvellement du stock. Mais en cas de hausse, c’est le coût marginal de renouvellement qui prend la priorité dans le pricing client.” Pour lui, tout cela relève donc de simples considérations de gestion des risques et de stocks. Oui, mais cela ne devrait pas servir en principe à gonfler les profits des distributeurs au détriment du consommateur.

Cette asymétrie justement, Abdellatif Jouahri, wali de Bank Al-Maghrib, l’avait déjà signalée lors d’une conférence de presse le 27 septembre 2016, au sortir du conseil trimestriel de la banque centrale. “De par nos chiffres et nos calculs, on a l’impression que l’on ne répercute pas totalement la baisse”, affirmait aux journalistes le wali de Bank Al-Maghrib, plus haute autorité monétaire et financière du royaume.

Démission de l’État

Que dit l’État de cela ? Rien ou presque. “Cette constatation doit être nuancée et ne peut faire l’objet d’une affirmation aussi forte qu’après analyse fine de la composition des résultats de toutes les entreprises du secteur et leur évolution dans le temps”, nous répond une source autorisée au ministère des Affaires générales et de la gouvernance, tout en précisant que “le secteur est libre de choisir la structure de prix qui lui convient et qui est en rapport avec sa structure de coûts”. Comprenez : l’évolution des prix et des marges des opérateurs n’est pas l’affaire de l’État, encore moins du département de Lahcen Daoudi. Contacté par TelQuel, son prédécesseur, Mohamed El Ouafa, cheville ouvrière de la décompensation et de la libéralisation, dit tout simplement ne pas vouloir s’exprimer sur le sujet. “Ce n’est pas le moment d’en parler”, nous répond-il au bout du fil, soucieux avant tout de ne pas créer une polémique politicienne.

Décembre 2014. Mohamed Louafa, ministre des Affaires Générales, et Adil Ziyadi, président du Groupement des Pétroliers Marocains, signant l’accord d’homologation des prix qui a ouvert la voix à la libéralisation totale du marché. Crédit: MAP
Décembre 2014. Mohamed Louafa, ministre des Affaires Générales, et Adil Ziyadi, président du Groupement
des Pétroliers Marocains, signant l’accord d’homologation des prix qui a ouvert la voix à la libéralisation totale du marché. Crédit: MAP

Car s’il s’agit d’abord d’une problématique économique, cet enrichissement rapide des distributeurs peut aussi revêtir un caractère politique, surtout quand on sait que le leader incontesté du secteur n’est autre qu’Afriquia SMDC, dont le super-ministre Aziz Akhannouch, personnage clé du gouvernement, est un actionnaire de référence. “Si la marge d’exploitation de Total est montée à 14,7%, celle d’Afriquia doit être nettement supérieure”, confie un professionnel du secteur, qui affirme que la compagnie codétenue par les familles Akhannouch et Wakrim est l’un des plus gros bénéficiaires de la libéralisation, du fait de ses capacités géantes de stockage qui lui permettent de monitorer le marché à sa guise. Des données que nous n’avons pas pu confirmer auprès de la compagnie et de ses dirigeants, qui ont refusé catégoriquement de répondre à nos questions. Encore moins auprès du Groupement des pétroliers marocains, présidé par Adil Ziyadi, le directeur général du pôle carburant d’Akwa Group, maison mère d’Afriquia SMDC. Ce dernier, contacté en tant que patron de l’association des distributeurs, n’a voulu ni commenter le constat de doublement des marges, ni parler de la libéralisation des prix et de ses effets.

Infog2

Vue sous un angle libéral, cette “démission” de l’État de la régulation ou du contrôle des prix peut paraître légitime. Mais dans des pays comme la France, où le marché est libre depuis des décennies, l’État continue de garder un œil sur les opérateurs. En 2011 par exemple, Christine Lagarde, alors ministre de l’Économie dans le gouvernement de droite de François Fillon, avait carrément menacé de sanctionner les pétroliers qui avaient été épinglés par un rapport de la Direction générale de la consommation, de la concurrence et de la répression des fraudes. Un document qui avait démontré comment les distributeurs traînaient des pieds à répercuter les baisses du prix du baril sur les prix à la pompe, alors qu’ils s’empressaient à faire payer au consommateur les hausses dès qu’elles se produisent. Un peu comme au Maroc, la fermeté des pouvoirs publics en moins.

Concurrence : le parfum d’une entente?

La libéralisation aboutit en principe à plus de concurrence. Une concurrence qui doit être perceptible au niveau des services, mais surtout des prix. Comme c’est le cas dans les télécoms où les tarifs des opérateurs n’ont cessé de baisser depuis que l’État a levé la main sur le secteur au début des années 2000. Dans le secteur pétrolier, on a encore du mal à entrevoir cette concurrence. Les distributeurs ont certes profité de ce vent de liberté pour rivaliser en termes de lancement de nouveaux carburants à forte valeur ajoutée, mais les prix du gasoil et de l’essence de base restent pratiquement les mêmes chez l’ensemble des distributeurs. Les différences entre stations-services dans le même quartier ne dépassent pas quelques centimes, quand ils ne sont pas identiques. Pour prouver l’existence d’une entente ou pas, le Conseil de la concurrence a lancé une enquête sur les pratiques dans le marché. “L’enquête a été lancée il y a un mois après que le conseil a été saisi par une association locale. Nous ne pouvons pas, pour l’instant, confirmer l’existence d’une entente”, déclare le président du conseil, Abdelali Benamour. L’entente sera en tout cas difficile à prouver, car on imagine mal les opérateurs assis autour d’une même table pour accorder leurs violons puisqu’il suffit qu’ils s’alignent systématiquement sur le prix du leader quand celui ci-change ses prix à la pompe. Pour les distributeurs, ceci est en tout cas un non-sujet. “Les prix ne sont pas de notre responsabilité”, répond le patron d’un distributeur. “Nous ne faisons que transmettre un prix conseillé aux gérants de stations qui gardent le dernier mot sur la fixation des tarifs à la pompe”, explique-t-il. Une accusation que Zakaria Rebbaa, le secrétaire général du bureau régional du Grand Casablanca au sein de la Fédération nationale des chefs de stations-services, réfute de manière catégorique : “Nous recevons certes des prix conseillés, mais vous imaginez bien que nous ne pouvons pas nous amuser à fixer les prix qu’on veut. À quelques exceptions près, la marge des gérants de stations est restée fixe à 3%, comme dans l’ancienne configuration”, nous dit-il. Une partie de ping-pong que seul l’État, qui dispose de tous les moyens de contrôle, peut trancher.

Stockage : Le nerf de la guerre

“Les gains sont dans l’achat, pas dans la vente”. Cette déclaration d’un vieux routier du secteur résume comment l’approvisionnement est la clé des gains engrangés par les distributeurs. En ayant la capacité d’acheter d’importantes quantités quand les cours de la matière sont en baisse, les opérateurs peuvent monitorer le marché, jouer sur les variations de stocks et booster ainsi leurs marges. C’est le cas de Total Maroc qui a bénéficié d’un important effet de variation de stock dans ses résultats pour l’année 2016. “Celui qui contrôle le stockage contrôle le marché”, résume ainsi un opérateur. Encore faut-il avoir les capacités de stockage suffisantes pour ce faire. Et, actuellement, c’est Afriquia SMDC qui détient la plus grande capacité de stockage du marché avec 980 000 m3 (derniers chiffres disponibles), loin devant ses concurrents (voir radioscopie du marché). Vivo Energy et Total suivent avec des capacités respectives de 247 000 m3 et 198 100 m3. Nerf de la guerre du métier, le stockage fait d’ailleurs l’objet d’une grande bataille au sein du secteur, les distributeurs misant des milliards pour monter en force et se positionner dans les meilleurs points d’entrée du pays. Dernier cas en date : celui de Winxo, qui vient d’obtenir il y a quelques jours les autorisations administratives pour la réalisation à Jorf Lasfar d’un nouveau terminal d’importation, de stockage, et d’exportation-trading de carburants d’une capacité de 600 000 m3, pour un investissement d’un milliard de dirhams. Ce qui “représente un accroissement de 50% des capacités totales actuelles de stockage de carburants hors raffinerie”, précise le département communication de Winxo.

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