Loubna Serraj : “Le roman social, ce n’est pas ma vocation”

“Effacer” est le deuxième roman de l’éditrice et chroniqueuse Loubna Serraj, tout juste paru aux éditions La Croisée des Chemins, et à paraître aux éditions Diable Vauvert en 2024. Après Pourvu qu’il soit de bonne humeur en 2020, elle signe un roman où il est question d’explorer l’effacement sous toutes ses formes.

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Loubna Serraj a, dans son deuxième roman, fait de l’effacement dans toutes ses formes une composante centrale. Crédit: KARIM TIBARI

En 2020, Loubna Serraj entamait son parcours de romancière avec Pourvu qu’il soit de bonne humeur.

Effacer de Loubna Serraj, aux Éditions La Croisée des Chemins.

Un premier roman où il est question de violences conjugales mais aussi de blessures transgénérationnelles, qui lui a valu le Prix Orange du Livre en Afrique pour l’année 2021.

Trois ans plus tard, avec Effacer, elle se plonge dans un univers où les mécanismes de la mémoire, du souvenir et de l’oubli sont constamment remis en question. Fait rare dans le paysage littéraire marocain, ce sont deux femmes amoureuses l’une de l’autre qui sont les protagonistes de ce roman. Plus central encore que ces deux femmes dans ce roman, il y a l’effacement, inévitable, impliqué dans chaque dimension de l’histoire des deux héroïnes, Lamiss et Nidhalé.

Un effacement si fort qu’il ne se limite pas à sa portée symbolique, et s’incruste littéralement dans les entrailles de ces personnages. L’histoire d’amour que partagent Lamiss et Nidhalé prend alors la tournure d’un questionnement existentiel, qui nous pousse à nous demander ce qu’il reste des hommes et des femmes lorsqu’ils n’existent que dans le regard de l’être aimé.

“Effacer”, c’est l’histoire de deux héroïnes victimes d’un complot, dont on ne révélera pas les implications. Que nous dit cette conspiration de ces deux personnages, au cœur de votre deuxième roman ?

Je n’avais pas pensé au mot complot, mais il m’intéresse. Cette trame narrative révèle deux personnages face à leurs peurs et perceptions, leurs angoisses et leurs failles.

L’une vit uniquement dans le regard de l’autre, son amoureuse, et se sent constamment exposée à l’abandon. Pour l’autre, cette histoire est aussi celle de la tentation de la normalité : alors qu’elle avait vécu toute sa vie dans la marge, elle a désormais l’occasion de devenir acceptable, selon la définition de l’acceptabilité de la société, et de ses propres parents, pour qui ce “complot” est en fait “une deuxième chance”.

Ce que ces deux femmes partagent, c’est un moment de leur vie où toutes leurs certitudes sont ébranlées, et où elles sont elles-mêmes renvoyées à leurs propres doutes.

Était-il important pour vous de marquer une asymétrie entre ces deux femmes amantes, plutôt que de souligner leur cohésion ?

Ce sont effectivement deux personnages très différents. Et je pense que c’est important qu’elles le soient, car il est nécessaire de souligner les différences entre les femmes. D’ailleurs, je suis toujours très irritée quand j’entends parler de “la” femme, comme s’il s’agissait d’une seule et même personne à chaque fois.

“Ce roman est aussi une histoire d’amour, et l’amour est toujours appréhendé de façon différente”

Loubna Serraj

Ce roman est aussi une histoire d’amour, et l’amour est toujours appréhendé de façon différente. Nous n’aimons pas toutes et tous de la même façon, et c’est aussi ce que nous rappellent Lamiss et Nidhalé, car elles sont justement inégales face à l’amour. C’est pour cette raison qu’il était nécessaire que ces deux personnages s’entrechoquent et se confrontent.

Mais elles sont aussi liées, dans la mesure où elles vivent une déflagration, certes pas de la même manière, mais au même moment. Je voulais que chacune d’entre elles soit le reflet dur et cruel de l’autre, comme si elles se regardaient face à un miroir.

Face à la déflagration, on lit aussi le cri de deux femmes qui veulent vivre. Alors qu’elles sont en proie à l’effacement, que signifie pour elles la possibilité d’exister ?

C’est la possibilité de continuer. Cette question se pose de manière très flagrante pour le personnage de Lamiss. C’est déjà un début de renoncement à la vie. Et cette question s’impose à elle sous la forme d’un choix : se laisser mourir ou continuer. Quelque chose en elle agonise, et dans le même temps, elle est guidée par une pulsion de vie.

J’ai voulu faire un roman qui consacre un temps au questionnement. Face à tous leurs rendez-vous manqués avec la vie, elles se demandent, chacune à leur manière, si elles méritent de continuer à vivre, si la possibilité de se rattraper existe véritablement. Lamiss est un personnage dont l’existence a été conditionnée par le regard des autres, et ce, avec tous les avantages et inconvénients que cela comprend.

Lamiss et Nidhalé, les héroïnes du roman, vivent l’effacement dans leurs entrailles… et dans leur relation homosexuelle.Crédit: TNIOUNI

L’effacement, sous ses multiples formes, à la fois physique et métaphorique, est au cœur du roman. Que signifie son omniprésence ?

Je voulais une véritable immersion dans l’effacement, dans toutes ses dimensions : l’effacement d’identité, l’effacement d’un passé, l’effacement d’un corps, d’une présence…

Je ne voulais pas conserver cet effacement dans le domaine du symbolique ou encore moins du poétique, mais au contraire, aller au-delà des expressions telles que “je ne suis plus là” ou “je disparais”, et illustrer cet effacement jusque dans la chair, littéralement, des personnages.

D’ailleurs, ce n’est pas anodin que cet effacement physique s’opère à travers la peau, qui devient de plus en plus translucide : c’est à travers elle qu’on ressent le contact des autres.

La mémoire et le souvenir constituent un enjeu crucial du roman, qui semble basculer entre deux mouvements : l’importance d’oublier pour aller de l’avant, et l’importance du souvenir pour la construction d’une identité…

Nietzsche disait que “l’oubli est une vertu”. On pense souvent que la mémoire humaine est une boîte noire et opaque dont on ne connaît pas vraiment les ressorts. La manière dont nous trions nos souvenirs a quelque chose de fascinant.

Pour écrire ce roman, j’ai beaucoup lu sur le fonctionnement de la mémoire. Si certains éléments demeurent inexpliqués, il est certain que la mémoire est une sorte de machine, qui est autant capable d’oublier que de se regénérer continuellement.

Cela signifie que nous ne sommes jamais à l’abri de construire de faux souvenirs, plus guidés par des émotions, par les choses auxquelles on croit, qu’à des événements qui nous sont véritablement arrivés. Pour mes personnages, l’oubli et le souvenir sont des injonctions, mais aussi des choix.

Il était déjà question de mémoire et de souvenirs dans Pourvu qu’il soit de bonne humeur, votre premier roman. Diriez-vous que cette thématique représente un fil conducteur qui traverse vos deux livres ?

Je n’y avais pas pensé de cette manière, peut-être parce que la mémoire est abordée de manière moins frontale dans le premier. Si un élément devait les relier, ce serait plutôt cette manière qu’ont des personnages de se demander, à un moment inattendu de leur vie, s’ils se connaissent vraiment, et quelles sont les barrières – plutôt morales que sociales – qui entravent leur liberté.

«EFFACER»

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Ces aspects-là vous font-ils craindre, par moments, de verser dans une dimension qui relève plus de la psychologie que de la littérature ?

Non, pas vraiment. C’est peut-être une crainte que j’ai eue pendant l’écriture, mais j’ose espérer que ce n’est pas le cas quand on lit le roman. Je me sens très proche de tous mes personnages, mais je ne cherche pas à analyser leur cerveau.

Cette proximité se traduit par la tentative de se mettre dans leur peau, de manière pleine et complète, de comprendre et de raconter, en l’occurrence, une personne qui essaie de survivre et qui, par moment, ne veut pas survivre. Je ne voulais pas de personnages réduits à une fille abandonnée, ou encore, qui vit une rupture amoureuse, mais véritablement des personnages qui portent toute la complexité des émotions et tiraillements humains.

La kafala est aussi un effacement, dans la mesure où l’identité de l’enfant est effacée en partie.Crédit: DR

Dans ce roman, il est aussi question d’homosexualité féminine, d’abandon d’enfants à la naissance, des failles du système de la kafala… Quelle place occupent ces préoccupations sociales dans votre littérature ?

Le roman est toujours ancré dans une réalité. En l’occurrence, il s’agit d’une réalité marocaine : je n’ai pas parlé d’un système d’adoption qui n’existe pas, pas plus que je n’ai inventé un tabou autour de l’homosexualité féminine. Mais je pense aussi que le militantisme, on peut le faire ailleurs qu’en littérature.

Si ces questions sont évoquées, c’est parce qu’ils font partie de notre réalité. Mais le roman social, ce n’est pas ma vocation. Comme l’indique le titre, le sujet central de ce livre reste l’effacement, et c’est à travers ce prisme que sont évoqués les autres sujets.

“Je ne raconte pas un système politique et des lois, mais leur impact quotidien”

Loubna Serraj

A savoir, la kafala comme un système permettant de prendre en charge un enfant, tout en effaçant une partie de son identité, puisqu’il ne prévoit pas de sauvegarde d’informations sur l’enfant avant son adoption, et donc, sur ses origines.

Idem pour l’homosexualité, les femmes lesbiennes étant encore plus invisibilisées que les hommes homosexuels. Je ne raconte pas un système politique et des lois, mais leur impact quotidien sur les vies et les trajectoires individuelles de personnages.

Si de nombreux romans marocains traitent de l’homosexualité masculine, les personnages lesbiens sont rares, voire inexistants. Pourquoi, selon vous ?

J’ai l’impression que l’homosexualité féminine est le tabou des tabous. En Europe, il est encore beaucoup question de l’invisibilisation des lesbiennes dans la littérature. Peut-être parce que l’homosexualité masculine, bien que discriminée, parvient à cohabiter avec le schéma traditionnel de la famille. Alors on fait semblant de ne pas la voir, tout en sachant qu’elle existe.

En revanche, accepter l’homosexualité des femmes, c’est accepter de vivre dans une société où l’on n’attend plus nécessairement d’une femme qu’elle fasse des enfants. Partout dans le monde, même dans les sociétés les plus progressistes, les courants conservateurs ont du mal avec ça.

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Effacer de Loubna Serraj, aux Éditions La Croisée des Chemins.

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