Youssouf Amine Elalamy et Yassine Hejjamy, une révolution sur les planches

Tirée d’un livre de Youssouf Amine Elalamy, la bande dessinée “Drôles de révolutions”, tout juste parue aux éditions Le Fennec, est le fruit d’une collaboration étroite entre l’écrivain et le dessinateur Yassine Hejjamy. Dans cet entretien croisé, ils explorent les passerelles qui lient le mot à l’image.

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Yassine Hejjamy et Youssouf Amine Elalamy. Crédit: DR
Drôles de révolutions, éd. Le Fennec.

Avec Drôles de révolutions, l’écrivain Youssouf Amine Elalamy et le dessinateur Yassine Hejjamy s’intéressent aux petites individualités, discrètes et souvent écrasées par les effets de foule, qui ont peuplé les révolutions du Printemps arabe.

Ainsi, dans cette bande dessinée truffée d’humour noir, on retrouve aussi bien la jeune femme qui cherche à se placer en martyre à tout prix, un “mec paumé” qui ne sait pas vraiment comment il s’est retrouvé dans tout ça, un dictateur aux airs de Staline et Kadhafi, un libraire reconverti en patron de shawarma… Bref, tout un petit monde constitué de 18 personnages, et dont les vies sont régies par un effet de vases communicants.

Tout juste parue aux éditions Le Fennec, Drôles de révolutions devrait également sortir en France aux éditions Alifbata, spécialisées dans la bande dessinée du monde arabe.

TelQuel : Drôles de révolutions est initialement un livre qui regroupe plus de 300 micro-récits. Ni roman ni récit de vie, il est difficilement classable. En quoi recelait-il le potentiel d’une bande dessinée ?

Youssouf Amine Elalamy : Je porte depuis longtemps un intérêt particulier à la bande dessinée, puisque je travaille notamment, sur le plan académique, sur le lien entre le mot et l’image. Il y a quelques années, la Villa des arts de Rabat proposait un événement dédié à la BD réunissant 34 participants, dont Yassine, qui avait projeté plusieurs de ses planches. C’est à cette occasion que j’ai découvert ses travaux. J’ai été interpellé par sa technique, bien maîtrisée, mais aussi par la sensibilité qui se dégageait de ses dessins.

C’est ainsi que je lui ai proposé cette collaboration, l’adaptation de Drôles de révolutions. Étant donné qu’il se compose de micro-récits liés les uns aux autres, et non d’une narration linéaire comme c’est souvent le cas dans les romans, je trouvais que c’était le livre qui se prêtait le mieux à ce genre d’initiative.

Yassine Hejjamy : Lorsque Youssouf m’a proposé que l’on travaille ensemble, je ne savais pas quel livre il avait en tête. C’est après sa proposition que je l’ai découvert en tant que romancier. J’ai commencé par Un Marocain à New York, et puis, j’ai lu Drôles de révolutions d’une seule traite.

C’est un livre très rythmé, qui passe avec beaucoup de fluidité d’un personnage à l’autre, une construction qui convient très bien au style de la BD. Je l’ai lu en imaginant les dessins en même temps.

Au fil des planches, on ressent ce rythme infernal, les bulles qui se bousculent. Est-ce ainsi que vous décrivez l’ambiance d’une révolution ?

Y.A.E : C’est du moins leur dynamique. À l’origine, lorsque je voulais faire un livre sur le Printemps arabe, je me suis demandé quel était l’élément structurant de toutes ces révolutions qui avaient lieu en même temps. À partir des conditions sociales et politiques déplorables, j’avais l’impression qu’une sorte d’effet domino se produisait au sein des populations. La vie de chaque manifestant dépeignait le suivant, créant une sorte de contagion révolutionnaire.

C’est pour cela que dans le livre, tous ces micro-écrits sont imbriqués les uns dans les autres, et que nous avons tenu à conserver cette dimension dans la BD.

Le processus d’adaptation du récit à la bande dessinée implique également un travail de sélection, l’intégralité du texte ne pouvant pas être conservé. Comment avez-vous procédé ?

Y.H : C’est même une grande partie du travail d’adaptation, sinon, on se serait retrouvé avec une bande dessinée bien plus longue ! À la première lecture du livre, j’avais déjà en tête les passages clés que je voulais absolument transformer en dessins. En fin de compte, l’adaptation est un travail de mise en scène.

L’avantage de ce livre, qui ne suit pas de trajectoire linéaire, est qu’on peut commencer à le lire du milieu, de la fin, puis remonter au tout début. Ces différentes portes d’entrée sont une aubaine pour la bande dessinée : cela donne la possibilité de joindre des passages qui ne le sont pas forcément dans le texte original, d’en supprimer d’autres sans pour autant que le cœur du récit soit transformé.

En revanche, la plus grande difficulté était de passer de plus d’une centaine de personnages dans le texte initial, à seulement 18 dans la bande dessinée. Nous avons beaucoup trié, barré, supprimé et recommencé.

Y.A.E : Tout à fait. Tout l’enjeu était de faire en sorte que malgré toutes ces coupures, les transitions d’une planche à l’autre se fassent de manière fluide, que les personnages, bien que nombreux, soient rapidement identifiables.

Drôles de révolutions est un texte qui se prête à ce genre de travail de sélection. En revanche, ce qui est assez original, c’est que nous avons été en mesure de conserver le texte original, et de l’insérer dans les bulles, sans passer par une réécriture.

En tant que bédéiste et romancier, vous disposez chacun d’un style singulier, que l’on retrouve dans vos œuvres respectives. La création de cette bande dessinée a-t-elle nécessité un travail de synchronisation, afin de donner une homogénéité de ton ?

Y.A.E : Pas autant que l’on pourrait se l’imaginer, car nous ne sommes pas partis de rien. Il y avait déjà le texte qui constituait une base solide. Yassine a longuement travaillé sur les esquisses des personnages, et nous n’avions pas vraiment de difficulté à nous mettre d’accord.

Ce que je trouve extraordinaire, c’est qu’il est capable de traduire très rapidement une remarque sur un personnage en un dessin. Il fait preuve de beaucoup de flexibilité. La première fois que j’ai vu ses travaux, j’ai été marqué par la manière dont il arrivait à distinguer ses personnages les uns des autres, sans jamais tomber dans le cliché du personnage arabe.

Y.H : Lorsque c’était nécessaire, nous avons travaillé jusqu’à tomber d’accord. Le personnage du dictateur, par exemple, est un mélange physique entre Staline, Saddam Hussein et Kadhafi. Quand j’ai découvert les romans de Youssouf, j’ai compris que l’on pourrait se retrouver sur plusieurs aspects.

Je retrouve chez lui une forme d’humour noir, grinçant et décalé, que je partage. À la seule différence qu’il les exprime à travers une sorte de finesse littéraire tout en restant simple, tandis que j’ai toujours fait parler mes personnages dans un registre plus oral, brutal et direct. Je crois que c’est aussi ce qui a fait la complémentarité du binôme que nous avons formé autour de ce projet.

Cette BD nous donne plutôt à voir des tranches de vie plutôt que la mise en place d’une révolution. Bien que le contexte des Printemps arabes soit connu, on en sait assez peu sur les revendications des personnages. Pourquoi ce parti pris ?

Y.H : Vous remarquerez qu’il n’y a pas de cadre spatial spécifié. On comprend, à travers les dessins, qu’il s’agit d’un pays arabe, mais on ne précise pas lequel. Il nous importait plutôt de mettre en avant ce à quoi ces personnages pensent, ce qui se passe dans leur tête quand ils sont en train de manifester dans la rue.

Personnellement, la politique politicienne ne m’a jamais vraiment intéressé. Lors des révolutions en Égypte ou en Tunisie, on savait tous pourquoi les gens descendaient dans la rue. Naturellement, face au flux d’images que l’on recevait, on se focalisait plus sur la foule que sur les individus qui la composent. Et peut-être que la BD, la fiction de manière générale, peut être cet espace où on peut faire en sorte que les individus ne soient pas écrasés par la foule.

“L’idée était d’imaginer ce qui se passait dans 
la tête des manifestants”

Youssouf Amine Elalamy

Y.A.E : Pour écrire le livre, je suis parti des images que je voyais de la place Tahrir, au Caire, qui était en quelque sorte le foyer de la révolution égyptienne en 2011. Il y avait beaucoup de vues d’ensemble de la place, on voyait des gens, et je m’étais demandé : “Et si on pouvait, par ricochet, passer d’une tête à l’autre ?”

L’idée était d’imaginer ce qui se pouvait se passer dans la tête des gens pendant qu’ils manifestaient, d’entrer non pas seulement dans leur combat, mais aussi dans leurs petites considérations quotidiennes. L’étincelle qui pousse les gens dans la rue n’est pas seulement politique et collective. Elle relève aussi de l’intime, du traumatisme d’enfance, des frustrations personnelles de chacun, qu’elles soient sociales ou sexuelles. C’est ce qu’on retrouve dans Drôles de révolutions, et que nous avons voulu conserver dans la BD.

L’important n’est pas tant le pays où se déroulent ces révolutions, puisque nous voulions surtout donner à voir une radiophonie des sociétés du monde arabe, avec leurs contradictions et leur schizophrénie. L’avantage de la BD est de pouvoir le faire sur le mode humoristique, satirique, et même burlesque.

Le travail d’adaptation du récit à la bande dessinée est aussi l’occasion de mettre à l’épreuve le lien entre le mot et l’image. Quel regard portez-vous sur cette complémentarité ?

Y.A.E : Je n’exclus pas le fait que l’on peut tout représenter avec les mots, en faisant appel à différents sens, mais je pense que l’on peut tout également tout dire avec le dessin, sans avoir recours aux mots. Le mot et l’image sont deux entités indépendantes et autonomes, que l’on peut regrouper, comme c’est le cas dans la bande dessinée. Toute la difficulté, c’est d’éviter la redondance : il ne faut pas que le lecteur lise ce qu’il voit.

Y.H : Quand on se retrouve face à une impasse, face à un texte que l’on ne peut pas dessiner, c’est qu’on a mal fait quelque chose, et qu’il faut revenir en arrière. Peut-être parce que je dessine plus que je n’écris, j’aurais tendance à dire que les mots, à eux seuls, limitent notre rapport à certaines choses.

J’ai l’impression que le dessin est en mesure de transmettre une autre émotion. Il y a une dimension plus explicite dans le dessin, de l’ordre du visuel, qui fait que l’image permet de fixer un souvenir précis, juste en la regardant.

Parce que la bande dessinée marocaine est assez rare, on a encore tendance à l’associer à de la littérature jeunesse, or Drôles de révolutions est bel et bien une BD pour adultes. Diriez-vous que la BD est un genre encore mal compris ?

Y.H : La bande dessinée au Maroc est en tout cas encore méconnue, dans la mesure où nous avons à peine commencé à découvrir le potentiel qu’elle recèle. J’ai suivi toute ma formation de bédéiste à l’étranger, et si j’ai choisi de me spécialiser dans ce domaine au Maroc, c’est parce que je suis persuadé que tout est encore à faire.

“Nous vivons une ère où nous sommes exposés à beaucoup d’images, et où le texte devient de plus en plus lapidaire : c’est un environnement dans lequel la BD a parfaitement sa place”

Youssouf Amine Elalamy

Chez nous, la bande dessinée est encore au stade embryonnaire. Pourtant, le lectorat est là. Si les mangas se vendent aussi bien, il n’y a pas de raison pour qu’il y ait de réticences. Le problème, c’est plutôt le manque de technique, la formation des illustrateurs. On veut lire de la BD, mais on n’a pas encore suffisamment d’œuvres qui nous sont proposées en ce sens.

Y.A.E : Je rejoins tout à fait Yassine sur ce point, et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il nous tenait énormément à cœur de proposer une bande dessinée 100% marocaine, des auteurs à l’éditeur. Quand on fait un état des lieux de la bande dessinée au Maroc, on se rend compte très rapidement que nous avons un certain retard par rapport à d’autres pays, comme le Liban ou l’Égypte où énormément de choses sont proposées.

Nous vivons une ère où nous sommes exposés à beaucoup d’images, et où le texte devient de plus en plus lapidaire : c’est un environnement dans lequel la BD a parfaitement sa place. Le livre marocain gagnerait beaucoup à creuser le potentiel de la bande dessinée.