Cet article a été réalisé indépendamment de la rédaction par TelQuel Impact.
Il est sans doute le pont le plus crucial et emblématique, jeté entre le Maroc et le reste du continent. Un long corridor gazier de près de 5600 kilomètres, longeant les côtes atlantiques de treize pays africains et “destiné aux générations présentes et futures”. En somme : un projet “structurant” qui revêt “une dimension continentale”, selon les mots de Mohammed VI.
Lors de son dernier discours du 6 novembre, à l’occasion de la commémoration du 47e anniversaire de la Marche verte, le roi a accordé une large place au gazoduc Nigéria-Maroc (NMGP) dont la portée pourrait s’avérer “profitable à l’ensemble des pays d’Afrique de l’Ouest”.
Et plus particulièrement aux 440 millions d’habitants de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). À l’instar du Maroc et de son voisin mauritanien, ce pipeline “offre aux quinze pays de la CEDEAO des opportunités et des garanties en matière de sécurité énergétique et de développement socio-économique et industriel”, a insisté Mohammed VI.
Pas une mince affaire dans un contexte mondial de crise énergétique, notamment du fait de l’invasion russe en Ukraine qui a contribué à créer de fortes tensions sur le marché du gaz.
Un projet en bonne voie ?
En septembre, l’Office national des hydrocarbures et des mines (ONHYM), la Nigerian National Petroleum Corporation (NNPC) et la CEDEAO ont signé un protocole d’accord pour intégrer l’organisation ouest-africaine à ce pipeline. Un mois plus tard, le 15 octobre à Nouakchott, c’était à la Société mauritanienne des hydrocarbures (SMH) et à la Société des pétroles du Sénégal (Petrosen) de se greffer au mégaprojet.
Une accélération autour du pipeline gazier dont Mohammed VI s’est dit satisfait “de constater l’état présent d’avancement de ce grand projet”. Annoncé en décembre 2016, en marge d’une visite royale à Abuja, un accord de partenariat stratégique avait été signé entre le fonds souverain marocain Ithmar Capital et la Nigeria Sovereign Investment Authority (NSIA) pour la construction du pipeline.
Ce corridor gazier de 5600 kilomètres, potentiellement le plus long du continent, s’inscrit dans la continuité du “West African Gas Pipeline” qui relie depuis 2010 le Nigeria au Ghana, en passant par le Bénin et le Togo.
Depuis 2017, une série d’études de faisabilité sont menées, tant au niveau de l’ingénierie que pour répondre au défi de l’approvisionnement des différents terminaux, à sa dimension environnementale ainsi qu’à l’aspect sécuritaire.
Un dernier facteur à ne pas négliger : le Golfe de Guinée demeure l’une des zones maritimes les plus risquées au monde. En 2021, 57 marins y ont été enlevés et, une année plus tôt, elle a concentré 95% des 135 enlèvements de marins enregistrés, selon le Bureau maritime international, une entité rattachée à la Chambre de commerce internationale.
Toutefois, ces études de faisabilité “avancent dans de très bonnes conditions”, a rassuré la directrice générale de l’ONHYM Amina Benkhadra, début juillet à Bruxelles lors du forum Crans Montana Africa. Elles en sont à leur seconde phase.
“L’étude de faisabilité a été achevée en 2018 et nous avons décidé de passer à l’étude FEED (Front-End Engineering Design) principale en deux étapes : la pré-FEED et la main FEED”, a contextualisé Amina Benkhadra.
Et de détailler : “La pré-FEED a été achevée en 2019 et a permis d’assurer les grands éléments de la rentabilité du projet, et nous sommes depuis le mois de mai 2021 sur l’étude d’ingénierie détaillée, qui permet de préparer tous les dossiers et tous les aspects techniques, mais aussi managériaux, financiers, légaux et commerciaux pour aller à la décision finale d’investissement”.
Lors de cette table ronde où elle s’est exprimée sur les avancées du projet, la directrice générale de l’ONHYM a tenu à souligner que son entité et son homologue nigériane, la NNPC, travaillent en “totale synergie” sur ce corridor dont le développement permettra de favoriser le “développement industriel et agricole de la région” et l’intégration régionale grâce “à une énergie à bas coût”.
Décision finale attendue pour 2023
“Le gaz naturel pour des pays qui n’en ont pas suffisamment reste un moyen intéressant de produire de l’électricité dans des centrales thermiques. Ce qui reste essentiel pour leur population ainsi que pour leur développement”, a soulevé Francis Perrin, chercheur associé au Policy center for the new south (PCNS) et directeur de recherche à l’Iris, au micro du Scan, le podcast d’actualité de TelQuel.
Ce spécialiste des problématiques énergétiques met également en avant l’importance de la transformation du gaz dans la fabrication d’engrais. De quoi avoir un “impact important sur l’agriculture et l’alimentation” pour une région densément peuplée et appelée à le devenir davantage lors des prochaines décennies.
Un mois avant le récent discours de Mohammed VI, c’était au PDG de la NNPC de se montrer optimiste et d’indiquer vouloir passer à l’étape supérieure. “Nous comptons prendre une décision d’investissement définitive dès l’année prochaine”, a déclaré Mele Kyari à l’agence Bloomberg, avant de préciser que “les discussions autour du financement sont en cours”.
Un projet estimé à 25 milliards de dollars mais dont les modalités de financement restent pour l’heure inconnues. Outre les 45 millions de dollars obtenus de la Banque islamique de développement, le projet NMGP n’a pour l’instant bénéficié que de 14,3 millions de dollars du Fonds de l’OPEP.
Les noms de la Banque africaine de développement et de la Banque reviennent également régulièrement lorsqu’il s’agit d’évoquer de potentiels investisseurs. Un total qui jusqu’ici a permis de financer les études d’ingénierie.
Si Mele Kyari n’a toujours pas dévoilé l’identité de futurs investisseurs, il évoque tout de même qu’une “décision finale sera prise l’année prochaine”, en 2023. Le PDG de la NNPC table sur une période de trois ans pour finaliser le premier segment du gazoduc, suivie d’une période de cinq ans pour les autres segments.
“Il faut savoir qu’en 2021, l’Europe a consommé environ 160 milliards de mètres cubes de gaz russe. Le besoin de trouver une alternative, pour les pays de l’Union européenne, est majeur”
Deuxième exportateur de gaz du continent et disposant des réserves les plus importantes, le Nigeria a fait part de son souhait de multiplier ses exportations. Notamment à destination de l’Europe, dans un contexte géopolitique marqué par une forte demande internationale et une flambée des prix, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février dernier.
En juillet, des discussions ont eu lieu entre la Commission européenne et les autorités nigérianes, qui fournissent 14% du gaz consommé dans l’Union européenne. Selon Matthew Baldwin, directeur général adjoint du département de l’énergie de la Commission européenne, ce pourcentage “pourrait plus que doubler” à l’avenir. “Il faut savoir qu’en 2021, l’Europe a consommé environ 160 milliards de mètres cubes de gaz russe. Le besoin de trouver une alternative, pour les pays de l’Union européenne, est majeur. Si l’Europe s’est engagée à sortir le plus rapidement possible du gaz russe, dans les faits cela s’avère plus compliqué que prévu”, détaille Yves Jégourel, Senior Fellow au PCNS à TelQuel.
Maroc et Algérie de nouveau en concurrence
Le NMGP devrait ainsi capitaliser sur des réserves estimées à 200 000 milliards de pieds cubes de gaz naturel liquéfié (GNL), mais aussi sur des gisements offshore le long de la côte ouest-africaine, entre la Côte-d’Ivoire et le Ghana, et aussi de la découverte de Grande Tortue Ahmeyim (GTA) entre le Sénégal et la Mauritanie dont les réserves sont estimées à 1400 milliards de m³ de gaz.
On estime que plus de 5000 milliards de m³ de gaz seront acheminés par an, à l’horizon 2050. Le Maroc, lui, souhaite se placer en pays pivot et faire de sa géographie un instrument politique pour délivrer le gaz au continent européen. Sauf qu’un autre projet est dans les tuyaux du côté d’Abuja, le Trans-Saharian Gas Pipeline (TSGP).
Imaginé en 1980 pour relier le Nigeria à l’Algérie en passant par le Niger, il est resté durant des décennies au point mort. Remis sur la table en 2009, un accord a été trouvé entre les trois pays le 28 juillet dernier pour remettre sur les rails ce corridor transsaharien de 4000 kilomètres.
“Le projet algérien n’est pas de nature à concurrencer celui voulu par le Maroc car leur nature est très différente. Son seul avantage est que son tracé est entièrement terrestre alors que le gazoduc maroco-nigérian passe par l’océan, ce qui est une difficulté technique. Mais le NMGP a l’avantage d’être régional et de comporter des synergies entre pays”, indiquait à TelQuel l’expert en projets énergétiques Amin Bennouna.
La décision unilatérale d’Alger de mettre fin au contrat GME, signé en 1996 et résilié en 2021, avec le Maroc pourrait finalement se retourner contre lui, selon Henri-Louis Vedie, auteur d’une étude du PCNS intitulée “Le marché du gaz en Afrique suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie”.
Dans un contexte de diversification des partenariats, l’UE pourrait être tentée de ne plus dépendre d’un unique partenaire et “mettre fin à un monopole algérien de l’exportation de gaz vers l’Europe (…) L’embellie des cours gaziers, mais aussi pétroliers, ne peut donc qu’être profitable [au NMGP]”, écrit Henri-Louis Vedie.