[L’heure Sciences Po. Rabat] Guerre et Paix dans le monde qui vient

En collaboration avec l’Université internationale de Rabat(IUR), TelQuel lance L’Heure Sciences Po. Rabat. Chaque mois, nous ouvrons nos colonnes à des spécialistes pour décrypter, mettre en perspective et éclairer l’actualité nationale et internationale. Spécialiste des crises et des conflits, Pr Michel Boyer revient ici sur le retour de la guerre dans la gestion des relations internationales contemporaines.

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Des touristes observent un hélicoptère militaire chinois survolant l'île de Pingtan, proche de Taïwan, le 4 août 2022. Crédit: Hector Retamal / AFP

En 1990, à l’avènement d’un monde nouveau consacré par l’effondrement de l’URSS et la fin de la guerre froide, le politologue Francis Fukuyama prédisait “La fin de l’Histoire”, c’est-à-dire des “guerres entre les Nations” que l’affirmation d’une démocratie universelle et d’un marché global peu à peu partagés par tous, chasserait dans les limbes obscures de temps à jamais révolus.

Trente années plus tard, le recours à la guerre est revenu dans l’ordre des relations internationales comme un fait établi et communément admis. La “guerre contre le terrorisme” déclarée par les États-Unis au lendemain du 11 septembre 2001 avait trouvé sa continuité dans l’assentiment général suite aux attentats subis par les capitales européennes et dans l’extension du domaine de la lutte contre le jihadisme implanté du proche au Moyen-Orient à la bande sahélo-saharienne, par métastases successives.

Face à cette menace défiant les équilibres et la prospérité d’un espace mondial globalisé, tout un chacun avait consenti à l’usage d’une autre forme de violence, où la supériorité technologique, les systèmes d’alliance et la volonté de répondre aux “idéologies meurtrières” par la réaffirmation de la démocratie et des droits de l’Homme formaient la base d’une nouvelle légitimité de l’usage de la force, sous l’égide de l’idéal consacrant la nécessité d’une paix universelle.

Si vis pacem para bellum

Le Mal ayant toutes les audaces”, il s’agissait comme le déclarait Voltaire en d’autres temps troublés “de résoudre le Bien à faire preuve de tous les courages”, sacrifiant parfois, s’il le fallait, à la déontologie du jus ad bellum et du jus in bello (droit de la guerre – droit dans la guerre).

À y regarder de plus près, cet argument masquait et masque encore quelques évidences : celles des conflits d’intérêts entre puissances. Ainsi de la guerre en Tchétchénie, de l’invasion de l’Irak en 2003, des interventions occidentales en Libye au nom de la “responsabilité de protéger les populations” (aussi appelée “R2P”), des conflits sur Gaza et dans les territoires palestiniens occupés en 2006-2014 et ces derniers jours.

La guerre en Ukraine, pourtant annoncée dès 2014, a cependant surpris par son ampleur, son intensité et désormais sa durée, la plupart des acteurs du “grand jeu” géopolitique aujourd’hui en crise. Il semblait en effet, depuis le retrait des troupes américaines d’Afghanistan en juillet 2021, que l’inquiétude du monde s’était réorientée vers l’axe Pacifique, cœur des développements de la rivalité sino-américaine, et, dans une moindre mesure, au chevet d’un continent africain aux déséquilibres accrus par la pression démographique, les dégradations environnementales, les pénuries, l’accroissement des inégalités et les désordres sociopolitiques – souvent le fait d’influences extérieures.

Mais si la guerre n’a jamais cessé en Afrique depuis la fin de la guerre froide, elle fait de nouveau rage aujourd’hui en Europe, tandis que les rapports de force se tendent en Méditerranée, dans l’espace indopacifique comme le montre le regain de tensions entre la Chine et Taiwan, et au proche et au Moyen-Orient, encore et toujours.

Un bâtiment endommagé à la suite d’un bombardement dans la deuxième plus grande ville d’Ukraine, Kharkiv, le 3 mars 2022.Crédit: Sergey Bobok / AFP

Plus que jamais, les nationalismes s’expriment avec force et le vieil adage latin Si vis pacem para bellum (qui veut la paix prépare la guerre) fait florès, invitant jusqu’aux opinions publiques des démocraties libérales à mesurer la nécessité de se protéger dans un monde dangereux et imprévisible. De plus, force est de constater que dans ce désordre mondial, les systèmes impériaux se renouvellent : Empire américain, Empire chinois, Empire russe, Empire néo-ottoman… impliquant réarmement et systèmes d’alliance pour soutenir leur affirmation de puissance.

Enfin si la “Grande Paix” demeure liée au concept des équilibres de la terreur nucléaire, qui vaut essentiellement pour quelques puissances, la plupart dominantes, elle repose ailleurs sur la capacité des États à échapper au Dialogue mélien, vieux de plus de 2000 ans, plus que jamais d’actualité.

Des exercices militaires dans le sud de Taïwan, le 9 août 2022.Crédit: Sam Yeh / AFP

La nature de ce dialogue est des plus simples et ses effets des plus radicaux et des plus funestes. Il se rattache au triomphe d’Athènes, victorieuse des deux guerres médiques au Ve siècle d’avant l’ère chrétienne.

Cette dernière avait alors organisé à son profit une hégémonie non négociable, celle de la Ligue de Délos, dont elle assurait le commandement, affirmant que ses intérêts et le modèle politique qu’elle représentait, valait bien la soumission de ses voisins et le paiement d’un tribut au nom d’une liberté commune à protéger. La cité qui ne se soumettait pas était alors détruite, comme le fût Mélos. Mais qu’on s’en souvienne aussi, cette attitude odieuse et tyrannique de la première des démocraties entraîna la guerre du Péloponnèse qui allait sonner le glas de la civilisation des cités, au profit de l’Empire macédonien.

Ainsi va désormais notre monde. Comment y faire notre place, comment mesurer et répondre à ses dangers lorsque la paix entre les nations redevient si fragile ?

Ainsi va désormais notre monde. Comment y faire notre place, comment mesurer et répondre à ses dangers lorsque la paix entre les nations redevient si fragile ?

 

Le Maroc, pays émergent, s’inscrit aujourd’hui avec constance et détermination dans une dynamique de progrès et de développement, avec une volonté de dialogue et de paix au sein d’espaces multiples et globalisés qui recouvrent tout d’abord la profondeur du continent africain, l’horizon atlantique ensuite, lié au vaste océan mondial, les rives méditerranéennes enfin, carrefour de flux entre trois continents.

Or de nombreuses tensions s’exercent et s’accumulent dans ces espaces, lieux de toutes les rivalités et de toutes les convoitises internationales.

Le royaume face à une double nécessité

Le royaume est ainsi face à une double nécessité : préserver tout d’abord sa position et son action diplomatique de “multilatéralité positive”, comme acteur et porteur de dialogues, de relations maintenues entres divers acteurs et rivalités sous tension, où à tout moment l’usage de la force dans le rapport de puissance est désormais possible.

Il lui faut affirmer ensuite et surtout sa pleine souveraineté territoriale et maritime et son rôle de pôle de stabilisation régional de la zone Middle East–North Africa (MENA), tout en renforçant son intégration dans l’espace-monde, garantie de progrès et de développement pour sa société en rapide mutation qui aspire à la prospérité et à la sécurité.

À ce titre, et dans un monde dangereux, la transformation des FAR ces dernières années par les efforts budgétaires consentis pour en améliorer les capacités opérationnelles sous toutes les formes d’engagement : des opérations de maintien de la paix aux combats de basse et haute intensité, est une réponse adaptée et des plus essentielles.

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Le recours à la conscription en est une autre, car elle participe à l’expression renouvelée du patriotisme et de la solidarité nationale, dans un esprit de défense et d’indépendance, seul garant de la Paix et de la volonté d’agir pour mieux la préserver dans une pleine et entière indépendance de choix. Car l’idéal, comme le sens que l’on donne à la Paix, n’est pas qu’un fait diplomatique, il demeure et grandit avant tout dans le cœur des femmes et des hommes de bonne volonté et de détermination.

Il fût et demeure l’idéal portant l’âme de la Marche verte, fondée sur la légitimité et la réussite du recours à la voie pacifique d’un peuple en marche, respectant la légalité internationale pour la récupération des territoires irrédents du Sahara marocain.

Vue de la frontière maroco-algérienne depuis la région d’Oujda.Crédit: Fadel Senna / AFP

Au début du mois de juin, l’armée algérienne sous le commandement direct de son chef d’état-major a réalisé près de Tindouf, de vastes manœuvres censées affirmer l’interopérabilité de ses unités aéro-mobiles, en particulier en ambiance nocturne. En mer et dans le même temps, la marine algérienne s’exerçait avec force démonstration à présenter ses nouvelles capacités d’engagement contre les bâtiments de surface, par des tirs de missiles de précision.

En effet, depuis l’été dernier, les tensions diplomatiques initiées par le gouvernement d’Alger avec le Maroc et tout dernièrement avec l’Espagne, qui a reconnu la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, se sont intensifiées. Par ailleurs, et cette dynamique s’inscrit aussi dans cette montée voulue des tensions aux frontières, l’Algérie, un des premiers clients du complexe militaro-industriel russe, projette de nouvelles manœuvres conjointes avec la Russie, dans la région de Béchar pour le mois de novembre. On se souvient alors que l’Algérie s’est abstenue en mars lors du vote à l’AG de l’ONU condamnant l’invasion de l’Ukraine.

Un monde en recomposition

La menace ainsi exprimée est-elle réelle ? Dans les effets immédiats qu’elle engendrerait sans doute, si elle était mise à exécution. Mais il me semble que la position du gouvernement algérien est une forme de fuite en avant et à mon sens, ces démonstrations relèvent du même enfermement politique et mental d’ordre intérieur et d’une incompréhension, partagée par deux puissances autoritaires et militaristes, des nouveaux paradigmes dans l’usage de la force au sein d’un monde en recomposition.

En effet la multiplication des matériels offensifs et de leurs effets de masse, certes destructeurs dans de considérables proportions, ne sont plus le gage d’une victoire rapide et décisive dans les conflits interétatiques contemporains.

Les guerres désormais hybrides, renversent ou inversent jusqu’à le neutraliser le rapport quantitatif des forces par la conjugaison d’une double capacité :

• Celle des forces morales, issues de la population elle-même, qui place sa confiance en l’Etat exprimant la volonté générale, prête aux sacrifices qu’impose la guerre. La guerre en Ukraine le démontre chaque jour, les forces morales des combattants ukrainiens, fortes du soutien quasi général des opinions publiques internationales, sont déterminantes par leur capacité de résilience face aux combats qui durent.

• Celle ensuite de la disposition d’armes et de moyens asymétriques de haute technologie, faisant de David l’égal de Goliath, rendue possible, on le voit là aussi en Ukraine, par la logistique d’alliances et d’alliés efficaces, capables d’intervenir dans la durée selon l’intensification et les besoins des combats.

Ainsi la rente pétrolière de l’Algérie a soutenu et nourri les fausses espérances de la puissance militaire – formidable appareil d’état dédié à l’univoque “dialogue mélien” conduisant inéluctablement à l’échec.

L’usage de la force n’est qu’un instrument de l’expression de puissance

Les menaces et démonstrations de force de l’État algérien sont ainsi la réponse chaotique à la “chronique de la mort annoncée” d’un système politique qui se désagrège, dont il faut cependant se garder des effets convulsifs. L’usage de la force n’est qu’un instrument de l’expression de puissance, un moyen sans doute trop aisément utilisé dans le désordre mondial contemporain, mais jamais une fin, encore moins dans un usage à toutes les fins.

Une prospérité économique à construire et à partager, la légitime souveraineté reconnue des États, leur stabilité socio-politique, les dialogues multilatéraux et les systèmes d’alliances sont des facteurs essentiels de la puissance moderne au sein d’un espace mondial interdépendant et globalisé. C’est le choix politique et diplomatique du Maroc qui s’inscrit dans ces dynamiques et en relève les multiples et souvent complexes difficultés.

Dans le monde qui vient, les guerres victorieuses seront celles qui, gagnées en amont, n’auront pas été menées. Comme le fût, on l’oublie trop souvent aujourd’hui, l’issue de la guerre froide — consacrant la réussite de la démocratie, de l’économie de marché et de l’internationalisation des échanges, en ouvrant par ailleurs le champ des relations internationales, à l’émergence de nouvelles puissances et à d’autres formes de concurrences et de rivalités.

Dans le monde qui vient, il n’y a pas de “fin de l’Histoire” mais une réaffirmation des rapports de force au sein du champ des relations internationales en recomposition permanente et incertaine. Reste un avenir à construire pour la paix, avec lucidité, prudence et surtout détermination. L’enjeu est considérable.

Docteur en Histoire des relations internationales, spécialisé dans l’analyse des crises et des conflits — expert près de la CPI — en droit humanitaire international et droit des conflits armés, le professeur Michel Boyer a enseigné à l’École de guerre et l’École d’état-major françaises et, de 2007 à 2009, près du Collège Royal de l’Enseignement Militaire Supérieur des Forces Armées Royales. Professeur associé près de l’Institut d’études politiques de l’Université internationale de Rabat, il participe par ailleurs en qualité d’enseignant-chercheur aux travaux du CGS (Center for Global Studies) de l’UIR, en relation avec différentes Universités étrangères et Institutions internationales d’études et d’analyse géopolitique.