Un record ! Crainte, enviée, jalousée, et parfois dénigrée par ceux qui ont du mal à reconnaître qu’un pays du Sud jouisse d’un tel palmarès et “batte à leur propre jeu” des pays du Nord, la réputation de “matheux” des Marocains est une nouvelle fois confirmée.
En peu d’années, le pôle académique de Benguérir et sa pépinière d’élites, le désormais célèbre lycée d’excellence (Lydex), est devenu l’antichambre des grandes écoles d’ingénieurs françaises. Véritable rouleau compresseur, le lycée de Benguérir est aussi une formidable opportunité offerte à des étudiants marocains issus parfois de milieux peu favorisés.
Si cette nouvelle percée a suscité un engouement unanime et une vague de félicitations de la part des Marocains, mais aussi de la part de personnalités françaises, la nouvelle a aussi été accueillie avec prudence par certains Marocains, par un sentiment confus, mêlé d’une fierté réelle, mais aussi d’une inexprimable tristesse et d’un sentiment, peut-être, de gâchis.
Voir des Marocains prendre la tangente vers les Champs-Élysées, comme on voyait autrefois de futurs hauts gradés marocains porter le casoar saint-cyrien ou des hauts cadres sortir de tel institut politique ou agronomique, a toujours été une fierté pour les Marocains et l’on ne peut que se réjouir partout dans le monde d’une jeunesse africaine besogneuse, brillante et ambitieuse qui force le respect et l’admiration partout où elle va et qui impose dans la presse étrangère et internationale le nom de sa patrie d’origine.
Cependant, la sempiternelle question du risque de la fuite des cerveaux continue de se poser plus que jamais au Maroc comme ailleurs au Maghreb et en Afrique. La réussite des Marocains aux concours des grandes écoles d’ingénieurs ou de commerce, interroge aussi sur l’état de l’enseignement supérieur, sur l’état de la recherche scientifique et sur les débouchés au Maroc. Faisons-nous, un court instant, l’avocat du diable, puisqu’il a la fâcheuse tendance à se cacher dans les détails.
Les ingénieurs marocains, un indicateur de développement du royaume
Les ingénieurs marocains issus de grandes écoles comme l’École Polytechnique, l’École des Mines, les “Ponts” ou encore l’ENSAE sont très présents dans les postes à haute responsabilité au Maroc, comme en témoigne leur présence accrue dans les gouvernements successifs marocains depuis l’indépendance, dans les administrations et les cabinets ministériels, mais aussi dans le secteur privé, dans les “boîtes de conseil”, dans le secteur des télécommunications ou dans les “grands offices” (ONEE, ONDA, ONCF, OCP, ONHYM, etc).
Les ingénieurs, par leur formation et grâce à leur légendaire intelligence mathématique, ont la réputation de s’adapter rapidement à n’importe quels environnement et poste de décision. S’ils constituent un véritable levier et un indice de développement au Maroc, les ingénieurs marocains et autres diplômés marocains à l’étranger ne choisissent pas toujours de retourner au Maroc ou ont parfois du mal à y faire leur trou, ce qui constitue une perte pour le royaume.
Les pays émergents ou en voie de développement ont raison d’insister sur la formation d’ingénieurs. Mais ces États ont-ils seulement besoin d’ingénieurs, de techniciens et de technocrates ? Ne faut-il pas aussi des intellectuels, des penseurs, des chercheurs, des philosophes, des juristes, des sociologues, des historiens, des poètes, des écrivains, des artistes, des sportifs, etc. ?
On aurait tort de croire que le développement et le progrès d’une nation passent seulement par les sciences dites “exactes” ou d’insister seulement sur la qualité de l’enseignement de ces disciplines au détriment d’autres disciplines qui seraient “moins utiles” comme les sciences humaines, qui sont tout aussi importantes pour doter une nation d’un cap, pour outiller et doter sa jeunesse d’un esprit critique, d’une capacité d’analyse et d’un bagage culturel plus nécessaire que jamais pour affronter un environnement complexe et mondialisé qui n’épargne pas les déracinés et les désorientés. Et l’on peut être déraciné dans son propre pays…
Des ingénieurs oui, des visas non
L’observateur pourrait croire que la délocalisation de la production industrielle ou agricole trouve aussi à s’appliquer aujourd’hui au secteur de l’éducation.
Il est un fait incontestable, c’est que la pénible et lente réforme du système éducatif marocain, et notamment de l’enseignement public qui souffre de la tendance actuelle privilégiant la privatisation, fait les beaux jours de l’enseignement étranger au Maroc et à la progression “rhizomatique” de ses établissements de la maternelle au baccalauréat et jusqu’aux classes préparatoires.
On peut aussi voir dans la formidable réussite du “modèle de Benguérir” une volonté de se détacher de ces réseaux étrangers ou du moins de diversifier les pôles d’excellence en privilégiant une “production 100 % marocaine”.
Seulement, dans le contexte actuel et de la “guerre punitive des visas” que livre la France au Maroc et aux pays du Maghreb, qui met la “dignité du Marocain” à rude épreuve comme le relève l’ancien historiographe du royaume Hassan Aourid dans sa récente chronique parue dans le magazine Zamane, l’observateur ne peut manquer de relever l’incohérence, si ce n’est le manque de reconnaissance, entre le traitement infligé aux Marocains dans l’affaire des visas et le fait que la France accueille à bras ouverts les jeunes talents marocains qui lui sont comme “offerts sur un plateau d’argent”.
Après le diplôme, l’autre sésame : la nationalité
La nationalité française ou autre nationalité occidentale est devenue un sésame aussi important, sinon plus important, que le diplôme que l’on part chercher à l’étranger. Beaucoup y voient simplement un plus, d’autres une “protection” supplémentaire, une garantie, une facilité de mouvement ou un plan B si les opportunités de carrière au bercail ne leur conviennent pas. Faut-il leur jeter la pierre ?
Dans un autre registre, le Maroc à l’orée du protectorat voyait certains grands commis de l’État et de négociants se placer sous la protection consulaire d’États européens (Al mahmiyoun). Le Maroc a beaucoup souffert de cet état de fait, faisant échapper certains Marocains à la fiscalité et à la juridiction marocaine en mettant à mal l’autorité du Sultan.
D’autres, notamment certains grands bourgeois et notables impliqués dès la première heure dans le Mouvement national, en ont usé de manière intelligente en profitant par exemple de la protection britannique ou germanique pour jouir d’une certaine immunité et continuer à s’opposer, sans être inquiétés, aux desseins coloniaux de la France au Maroc.
À noter aussi que les rejetons de ces mêmes notables, et qui ont souvent été éduqués sur les bancs des justement nommées “Écoles des fils de notables” avant de se retrouver contre la France, ont constitué, pour une large partie d’entre eux, les figures de proue de la résistance intellectuelle, du Mouvement national et des partis politiques marocains.
On ne saurait interdire aux Marocains d’acquérir des nationalités étrangères ou d’étudier à l’étranger, de même que l’acquisition d’une nationalité étrangère ne saurait remettre en cause leur patriotisme ou questionner leur allégeance, car beaucoup y voient au contraire une meilleure manière de servir leur pays, et les binationaux sont une richesse indéniable pour le Maroc comme pour les autres pays du Maghreb et d’Afrique.
La question ne se pose pas dans ces termes. La question des “papiers” est seulement symptomatique d’un malaise, d’un désir de complétion peut-être, dont il est légitime d’essayer de comprendre et d’étudier les raisons.
La fuite des cerveaux, un mal ancien
Qu’aurait pensé l’intellectuel Mahdi El Manjra de cette percée historique, lui qui craignait le tarissement intellectuel du Maroc par la fuite des cerveaux ? Le célèbre professeur universitaire marocain, lui-même diplômé d’une Ivy League et plus jeune Ph.D. de la London School of Economics, n’a cessé d’encourager ses étudiants à revenir au Maroc après leur diplomation pour servir leur pays.
Vers la fin de sa vie et après des décennies de lutte entravée pour la réforme de l’enseignement supérieur qu’il voulait moderne et exemplaire, El Manjra ne tenait plus le même discours. Lors d’une conférence, il invita au contraire ses étudiants à rester là où ils seraient les plus épanouis intellectuellement et professionnellement. S’agissait-il là d’une de ses habituelles provocations ou de l’expression d’un ras-le-bol face à de réelles désillusions ?
Les jeunes diplômés marocains bénéficient au sortir de leur “Alma Mater” (l’expression est significative, car nul n’oublie sa “mère nourricière”, le sein ou la main qui l’a nourri) d’opportunités de travail alléchantes à l’étranger, d’infrastructures de recherche inégalables, comme en témoigne le nombre accru des Marocains présents dans divers centres et instituts de recherche prestigieux comme le CNRS, le CERN, le MIT qui continuent de faire la fierté du Maroc à l’étranger et constituent ses meilleurs ambassadeurs. Les ingénieurs marocains ont aussi le choix de se reconvertir dans le secteur bancaire, dans le conseil ou de rejoindre des fonds d’investissement internationaux. Cet éventail de choix ne les accompagne pas toujours à leur retour.
La fuite des cerveaux n’est pas nouvelle au Maroc. Rappelons que le Maroc au XIXe siècle, au moment de la “Nahda (sursaut) arabe”, a raté ce que l’on peut qualifier de “moment Meiji”. Conscient du retard accusé par son pays sur les plans économique, industriel et militaire, le sultan Moulay Hassan Ben Mohammed (Hassan Ier) a tenté d’y remédier en envoyant en Europe, comme l’empereur Meiji au Japon à la même époque, et comme la Sublime Porte et les Walis et Khédives en Égypte, des étudiants marocains pour se former en France, en Allemagne, en Italie, en Angleterre, en Belgique. Ainsi, entre 1874 et 1888, plus de 350 étudiants furent envoyés en “stage” civil ou militaire en Europe. Cette entreprise, quoique louable, s’est soldée par un échec pour plusieurs raisons.
Tout d’abord par l’absence de suivi (on parlerait aujourd’hui en termes économiques d’absence d’intervention sur l’ensemble de la chaîne de valeur) et d’accompagnement de ces envoyés en Europe qui étaient souvent livrés à eux-mêmes. La perte progressive du cordon ombilical a amené plusieurs de ces étudiants à se perdre (ou à se trouver, c’est selon) en Occident. Sans doute ont-ils aussi cru et constaté par pragmatisme que l’on peut difficilement nier que l’herbe était plus verte ailleurs à l’époque.
La première catégorie de ces étudiants fut donc de ceux qui ne sont jamais revenus au bercail, qui sont revenus lorsqu’ils venaient à manquer de subsides ou après une longue période passée à l’étranger rendant leur réintégration dans le tissu marocain difficile.
La seconde catégorie, la plus importante, fut celle de ceux qui sont revenus au Maroc avec la volonté d’y mettre à profit ce qu’ils ont appris et qui ont été, ironie du sort, dénigrés, marginalisés et jalousés pour leurs compétences notamment par un establishment de grands commis qui craignaient pour leurs places.
À ces éléments rétifs et réfractaires au changement, s’ajoutaient les oulémas qui voyaient d’un mauvais œil ces étudiants aux idées neuves qu’ils qualifiaient de “moutanassirin” (christianisés) comme le rapporte Abdallah Laroui dans Les origines sociales et culturelles du nationalisme marocain (1830-1912) (Editions Maspéro, Paris, 1977). Cette seconde catégorie d’étudiants n’a pas trouvé à son retour les outils et les infrastructures lui permettant de déployer leur potentiel et a été affectée souvent à des tâches ingrates et à des postes subalternes malgré ses compétences.
La troisième catégorie, enfin, plus minoritaire, fut celle des étudiants privilégiés qui étaient issus de familles makhzeniennes et qui avaient, pour ainsi dire, une promesse d’embauche à leur retour et un solide entregent leur assurant de rejoindre des postes clés. À ces postes clés, peu furent nommés, on peut citer notamment l’ingénieur et négociateur tétouanais Zoubair Ben Abdelouahab Skiredj, le ministre de la guerre puis Grand Vizir Si M’hammed El Guebbas qui fut envoyé à la Royal School of Military Engineering de Chatham ou encore l’ingénieur militaire slaoui Mohamed Ben Ahmed Zniber, dit “el bach” (chef selon la titulature militaire d’origine turque adoptée à l’époque), qui s’était formé en Allemagne auprès du groupe industriel d’armement Krupp et qui a dirigé l’artillerie marocaine et la fabrique d’armes de Fès “Dar Al Makina”.
Cette expérience hassanienne ne manquera pas de faire écho à certains aspects présents. En effet, ces trois catégories de Marocains formés à l’étranger persistent encore et peut-être dans les mêmes proportions. Force est de constater que beaucoup de Marocains ne reviennent pas toujours au Maroc, ce qui confirme cette perte du cordon ombilical (première catégorie), d’autres reviennent au Maroc et sont confrontés à une série de blocages, à certains verrous socioculturels, au dénigrement (ce que continue de subir une partie de l’élite francophone du pays).
Ils doivent composer avec des mentalités parfois sclérosées de leurs compatriotes et supporter difficilement le népotisme, le traitement injuste et les caprices d’une hiérarchie parfois moins bien formée qu’eux. Tourmentés, ces Marocains repartent, dégoûtés, aussitôt arrivés (seconde catégorie).
La troisième catégorie, appartenant à la bourgeoisie ou à une classe privilégiée, aura un peu moins de mal à revenir au Maroc et à trouver de bons postes, mais choisira, parfois, pour se préserver et échapper aux désagréments de la réintégration, de vivre dans une bulle.
“Ask not what your country can do for you, ask what you can do for your country”
La phrase de Kennedy a aussi ses limites, encore plus dans un monde mondialisé et globalisé où l’on peut de plus en plus difficilement exiger un patriotisme aveugle lorsque le pragmatisme, le compromis et la realpolitik donnée en exemple par tous les États est en passe devenir une doctrine aussi bien étatique qu’individuelle. Le cynique dirait qu’il est peut-être plus aisé d’être patriote lorsque l’on vit dans un milieu privilégié, mais qu’en est-il lorsque l’ascenseur social est bloqué ?
La crise sanitaire a aussi redéfini les relations de travail et a renforcé la reconversion professionnelle. La pandémie a permis une introspection salutaire. Les individus ont eu l’occasion de méditer sur l’étymologie du mot travail et de se recentrer sur leur bien-être. Beaucoup se sont rendu compte de leur manque d’épanouissement dans des “bullshit jobs” ou ont quitté leur travail après s’être vu refuser une augmentation une fois qu’ils ont réalisé qu’ils pouvaient gagner plus ailleurs pour le même travail.
Les “jobs” sont devenus interchangeables, on change dorénavant de travail comme de chaussettes, et les employeurs, face à une jeunesse impatiente qui se tourne vers l’entrepreneuriat, le free-lance et le télétravail, auront de plus en plus de mal à maintenir une hiérarchie et à convaincre d’un lien sacré qui les lie pour la vie à leur employé comme le vassal ou le serf à son suzerain sans se réinventer et sans faire de concessions.
Les employeurs comme les patries auront de plus en plus de mal à exiger un serment de fidélité et de loyauté sans entendre les exigences des peuples et des individus, sans les considérer à leur juste place et les doter d’un environnement et d’infrastructures idoines.
Les relations seront plus clientélistes que jamais. Les crises économiques, climatiques (avec les réfugiés climatiques que l’on oublie trop souvent) ne feront que s’accentuer dans un monde dorénavant lourd de 8 milliards de personnes, accroître la mobilité et le nomadisme professionnel, mettre au défi les nations et infliger un test historique aux États et à leur souveraineté.