En janvier 2022, Yasmine Chami signait Dans sa chair, son quatrième roman. Conçu comme le revers du précédent, Médée chérie, l’écrivaine joue dans ce diptyque sur la binarité des points de vue masculin et féminin, et livre un puissant récit qui puise dans la force de l’universel pour en tirer la fragilité de l’intime.
Si ses parutions sont peu nombreuses, Yasmine Chami navigue pourtant discrètement dans les milieux littéraires depuis son premier roman en 1999, et est l’une des rares plumes marocaines à faire l’unanimité parmi les critiques, au Maroc comme à l’étranger.
Genèse dorée
Yasmine Chami fait partie de ces écrivains dont on peut difficilement dater les débuts. “Les livres ont toujours été ma vie. Depuis l’âge de six ans, je n’ai fait que lire et écrire”, dit-elle. Le milieu dans lequel elle grandit y est pour beaucoup. Fille de Hassan Chami, ex-ministre des Travaux publics et ancien président de la CGEM, elle prend conscience très tôt des privilèges que lui octroie son environnement : “Je suis née dans une famille extrêmement dotée, avec des parents brillants. J’ai grandi entourée de livres et de musique, aussi bien arabe qu’européenne, dans un environnement extrêmement cosmopolite.”
“Les livres ont toujours été ma vie. Depuis l’âge de six ans, je n’ai fait que lire et écrire”
Bac en poche, elle s’envole pour Paris. Direction le lycée Louis Le Grand pour des classes préparatoires, puis l’école normale supérieure. Un parcours d’excellence tout tracé, qui la prédestine à intégrer de hauts postes au sein de multinationales françaises. Pourtant, les intérêts de Yasmine Chami sont tout autres. Diplômée en philosophie, sciences sociales et anthropologie, c’est en se consacrant à l’enseignement qu’elle commence à écrire son premier manuscrit destiné à la publication.
“Durant mon enfance, j’avais le sentiment très profond d’assister à un moment de l’histoire de mon pays. À l’histoire d’un morceau du monde, qui est renvoyée au destin du monde lui-même”, retrace l’écrivaine. Adolescente dans les années 1970, elle assiste à l’effervescence d’un Maroc qui traverse les premières décennies de son indépendance. La jeune Yasmine Chami, elle, observe et internalise le poids de cette histoire collective, tout en évoluant dans un milieu bourgeois occidentalisé, qui porte tout de même un attachement profond à certaines traditions.
Dès lors, ces perceptions mitigées forgent l’écrivaine qu’elle deviendra : “Ce roman (Dans sa chair, ndlr) raconte l’inscription de l’histoire d’un homme dans le temps politique de son pays, et la manière avec laquelle l’histoire pénètre les individus”, nous confiait-elle en janvier dernier, en marge de sa parution.
Pourtant, lorsqu’elle écrit Cérémonie en 1999, Yasmine Chami est loin de son pays : “Je me souviens que c’était une période où je cherchais à comprendre pourquoi je fuyais autant cet ancrage”, confie-t-elle. À cette époque, elle se passionne notamment pour les romans de Nadine Gordimer et d’André Brink, deux figures incontournables de la littérature sud-africaine. “C’est une littérature de l’engagement. C’est là que j’ai compris que le langage permettait de restituer la part non dite de l’histoire. La littérature venait quelque part apporter ce que le récit de la grande histoire omettait de raconter”, explique-t-elle.
Loin de se situer dans le sillage de la littérature carcérale qui commençait à émerger dans les années 2000, c’est aussi à travers ses lectures que Yasmine Chami met en place, dès son premier roman, des personnages inextricables du poids social et historique qu’ils portent.
Cap vers le Sud
Le manuscrit est envoyé par la poste. Dans les semaines qui suivent, les réponses ne se font pas attendre. D’abord, une première de la part de la maison d’édition Gallimard qui accepte le manuscrit, mais Yasmine Chami choisit de ne pas donner suite. Probablement parce qu’avec la maison d’édition Actes Sud, c’est le coup de foudre. “Au téléphone, une voix de femme très douce qui me disait qu’elle a adoré mon texte, et qu’il fallait absolument qu’on se voie”, raconte l’écrivaine.
Cette voix, c’est celle d’Eva Chanet, avec qui elle continue de collaborer et qui supervise chacun de ses manuscrits et parutions. “Elle était à peine plus âgée que moi, et a été d’une bienveillance totale. Elle m’a dit : ‘Je suis amoureuse de votre langue, et c’est cette langue qui m’intéresse’”, poursuit-elle. Il suffit d’évoquer cet échange téléphonique pour replonger Yasmine Chami dans de lointains souvenirs intimes.
Tandis qu’elle retrace cette période de sa vie, l’émotion est palpable : “À vrai dire, j’avais des difficultés à avoir des enfants et je sortais d’une grossesse extra-utérine. J’étais à la clinique, et c’est en me réveillant de l’anesthésie que le téléphone a sonné. C’était Eva, qui m’annonçait qu’Actes Sud acceptait mon manuscrit. Cet appel, je l’ai vécu comme une profonde réparation de tout le chagrin que cette grossesse m’a causé.” Elle marque une longue pause, et ajoute : “Je m’en souviendrai toute ma vie.”
“Dans le roman, Khadija est architecte. Elle est capable de construire des maisons, mais devant la loi, elle est encore mineure. Cette contradiction crée dans sa psyché une ambivalence profonde”
“Quoi qu’il en soit, nous publierons ce roman”, lui dit Eva Chanet lors d’une première rencontre. L’éditrice a tout de même une demande : “La première version que j’avais envoyée était composée de onze monologues de personnages différents. On entrait dans la cérémonie du mariage, et successivement dans des monologues qui faisaient éclater la perception d’une unité de la fête”, explique l’écrivaine. “Alors, elle m’a demandé de choisir un seul personnage, un seul point de vue, à travers lequel le récit serait raconté. J’ai accepté, et entamé la réécriture intégrale de mon premier roman”, poursuit-elle.
C’est ainsi que Cérémonie raconte l’histoire de Khadija, une jeune architecte, tout juste divorcée, qui retourne vivre dans la maison de son père, tandis que la demeure familiale est en pleine préparation de la cérémonie de noces du frère. La jeune femme se retrouve alors confrontée à un tourbillon d’émotions, entre souvenirs d’enfance et liens complexes qu’elle entretient avec chaque membre de cette grande famille.
Les dynamiques sociales que connaît alors le Maroc y sont pour beaucoup dans l’écriture du roman. Nous sommes en 1999, année du décès de Hassan II. Sa fille, Lalla Meryem, divorçait de son époux, Fouad Filali. “C’est un événement qui m’a énormément marquée. Une cousine à moi a également divorcé quelques mois plus tard. J’ai eu une pensée très profonde pour toutes ces femmes modernes qui ont eu le courage de franchir le pas et qui se retrouvaient confrontées à une énorme solitude.” D’autant qu’à cette époque, l’idée d’une nouvelle Moudawana fait son bout de chemin auprès du secrétaire d’État, Mohamed Saïd Saâdi, mais est encore loin d’aboutir à une réforme.
“Les femmes se fustigent au nom de valeurs qui les fustigent déjà. C’est l’histoire d’une généalogie de femmes, et on transporte en nous ces mémoires”
“Dans le roman, Khadija est architecte. Elle est capable de construire des maisons, mais devant la loi, elle est encore mineure. Cette contradiction crée dans sa psyché une ambivalence profonde”, détaille l’écrivaine quant à la construction de ce personnage. Elle poursuit : “Il y a cette mentalité patriarcale dans laquelle ce personnage se retrouve elle-même enfermée. Les femmes se fustigent au nom de valeurs qui les fustigent déjà. C’est l’histoire d’une généalogie de femmes, et on transporte en nous ces mémoires.”
Le Petit Poucet
En publiant Cérémonie, Yasmine Chami franchit un pas à plusieurs niveaux. D’une part, elle fait son entrée dans un paysage littéraire marocain principalement composé d’hommes. Avec le recul, une réflexion se profile : “Je ne pense pas m’être posé la question de la féminité, mais je sentais que les rares femmes qui s’exprimaient en littérature à cette époque n’exprimaient pas tout.”
Et puis, naturellement, le pas franchi de la primo-romancière : “J’ai toujours écrit, sans pour autant publier. Je pense que la publication est aussi une forme de partage et de confiance dans le lien qu’on peut établir avec autrui. C’est oser penser que ce que l’on écrit peut intéresser quelqu’un.” Et l’intérêt y est. Outre l’accueil chaleureux que la jeune Yasmine Chami trouve auprès d’Hubert Nyssen, fondateur des éditions Actes Sud, la presse et la critique françaises ne manquent pas de s’intéresser à ce premier roman.
À commencer par un certain Bernard Pivot, futur président de l’Académie Goncourt, qui animait à l’époque l’émission littéraire “Bouillon de culture”. S’ensuivent des critiques dans Télérama et Les Inrockuptibles… “Je n’ai pas eu le temps d’avoir des appréhensions sur la manière avec laquelle mon manuscrit allait être accueilli dans le monde littéraire. Ça m’est tombé dessus”, avoue-t-elle.
Pour autant, l’écrivaine était déjà consciente du traitement médiatique qu’un regard occidental peut réserver à une primo-romancière maghrébine dans les années 2000, entre orientalisme et voyeurisme. “Parce qu’il se déroule dans une demeure familiale marocaine, certains aspects de l’œuvre ouvraient l’espace intime des maisons marocaines et du féminin à une société (française, ndlr) qui a toujours été très curieuse de cette intimité, et pas toujours de manière très bienveillante”, explique-t-elle.
De là à en avoir fait les frais ? “Non, je ne le pense pas, parce que le texte ne s’offre pas à un voyeur. Il n’y a rien qui pourrait ressembler aux stéréotypes auxquels on s’attend. Un jour, j’ai reçu une lettre d’une comtesse romaine, francophone, qui m’a envoyé un courrier pour me dire qu’elle avait retrouvé dans ce livre des morceaux de son enfance. C’est un livre qui renvoie à un univers à la fois social, mais aussi méditerranéen, et qui échappe donc à cette catégorisation maghrébine.”
“J’ai eu des enfants, et j’ai senti que l’écriture était pour moi concurrente de la maternité. Ça peut paraître bizarre, mais pour moi, c’est comme ça”
Malgré ce succès, dix-huit ans s’écoulent entre la parution du premier et du deuxième roman de Yasmine Chami, Mourir est un enchantement (2017). Une longue pause qui trouve sa principale raison dans la maternité : “J’ai eu des enfants, et j’ai senti que l’écriture était pour moi concurrente de la maternité. Ça peut paraître bizarre, mais pour moi, c’est comme ça”, confie Yasmine Chami, sans tabou. “Nancy Huston (écrivaine canadienne, ndlr) a raconté dans son journal de l’écriture tout ce que la grossesse implique pour une écrivaine. J’étais contente de savoir que je n’étais pas la seule.”
Entre-temps, elle s’installe au Maroc et dirige la Villa des Arts de Casablanca pendant près de dix ans, avant de s’atteler à la production d’un ensemble de documentaires et d’émissions à caractère social et engagé. “C’était une vraie immersion dans la réalité sociale et politique de mon pays. Je crois que j’écris aussi avec cette expérience aujourd’hui”, confie-t-elle.
“Quand je commence à écrire, c’est un tunnel dont je ne peux plus sortir tant que le roman n’est pas terminé. C’est une pression, et une soustraction de la vie”
Trois romans et vingt-trois ans plus tard, c’est aussi le processus d’écriture de Yasmine Chami qui s’est intensifié. Ce qu’elle qualifie de “joie de l’écriture première” pour le premier roman prend une autre dimension pour les suivants : “Mon écriture est devenue plus exigeante et plus consciente. Quand je commence à écrire, c’est un tunnel dont je ne peux plus sortir tant que le roman n’est pas terminé. C’est une pression, et une soustraction de la vie. Le travail est devenu une dimension majeure de ce que je fais.”
Comme beaucoup d’écrivains, Yasmine Chami ne relit pas ses romans. Consciente des évolutions de son écriture au fil des années, elle en tire même une métaphore : “C’est comme les cailloux du Petit Poucet. Je pense que chaque livre publié est une petite pierre que l’on dépose. En fin de compte, je suis toujours projetée vers le livre d’après.”
Quant au premier, elle ne le regrettera jamais : “Il est là, avec ses failles, ses imperfections, sa naïveté par moments. Il a rencontré ses lecteurs, et il a le mérite d’exister. Je ne pourrais pas y changer une virgule”, conclut-elle.