TelQuel : De Valéry Giscard d’Estaing jusqu’à Nicolas Sarkozy, les présidents français ont entretenu une relation exceptionnelle avec le Maroc. Cette tradition de présidents « marocophiles » a-t-elle pris fin avec Emmanuel Macron ?
Entre le Maroc et la France, la relation reste dense, intime et positive. Ce qui change, c’est la relation entre le roi Mohammed VI et le président Emmanuel Macron. Auparavant, nous avons connu des chefs d’Etat très « marocophiles », à l’image de Jacques Chirac qui adorait le Maroc. Entre le président français et le roi du Maroc, on était en famille. Emmanuel Macron est un président d’un nouveau genre, jeune, sans affect, et avec un nouveau regard sur les affaires du monde. Son passé de banquier fait de lui une personne très pragmatique, centrée sur les « deals ». On a perdu, sous le quinquennat Macron, cette dimension sentimentale qui liait les deux pays.
« On a perdu, sous le quinquennat Macron, cette dimension sentimentale qui liait les deux pays. »
Contrairement à Nicolas Sarkozy ou Jacques Chirac, Emmanuel Macron n’est pas sensible aux grands accueils et aux fastes des palais. Pour lui ce qui compte, c’est de résoudre des problèmes, faire de la coopération, arriver à du concret. Emmanuel Macron n’a d’ailleurs pas eu des relations privilégiées avec d’autres chefs d’Etat, contrairement à Nicolas Sarkozy avec Khalifa Al Thani, émir du Qatar, ou encore Jacques Chirac avec le roi Hassan II.
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Selon votre livre, Rabat excellerait dans la « diplomatie de la Mamounia ». Cette diplomatie est-elle moins efficace sous l’ère Macron ?
Cette diplomatie ne fonctionne plus avec Macron. Si l’actuel président a envie de visiter le Maroc, il le fera à ses frais. C’est une question de génération. Cette diplomatie marocaine de l’hospitalité est moins efficace aujourd’hui, et ceux qui y succombent sont dans la queue de comète comme Jack Lang.
Comment expliquez-vous qu’il n’y ait pas eu de protestations officielles françaises à l’affaire d’espionnage Pegasus, dans laquelle le Maroc est épinglé ?
En interne, cette affaire a fait grincer des dents. Cependant, au vu des relations économiques et humaines entre les deux pays, notamment les milliers de retraités français vivant au Maroc, mais aussi les futurs contrats de lignes TGV Casablanca-Marrakech puis Marrakech-Agadir, et l’achat d’une nouvelle frégate, le président français n’a pas voulu envenimer les choses.
En interne, un message est toutefois passé. Une source citée dans le livre nous confie que le message transmis aux renseignements marocains disait : « Arrêtez d’être des sous-traitants du Mossad et de faire n’importe quoi sur le sol français. »
Donc selon vous c’est le Mossad qui est derrière ?
On sait qu’entre le Maroc et Israël c’est une longue histoire, même avant la normalisation. Ce fil entre les services marocains et le Mossad est connu depuis longtemps. Avec l’affaire Pegasus, le Maroc s’est pris la main dans le pot de confiture. Mais on sait que les Israéliens ont le back-up. Ce que les Marocains espionnent via le logiciel Pegasus, les Israéliens le reçoivent directement.
Evidemment, le Maroc et Israël sont des alliés de la France. Mais depuis l’éclatement de l’affaire, il y a une sorte de méfiance qui s’est installée. Si le contre-terrorisme ne pose pas de problèmes, dans le contre-espionnage les renseignements français se méfient, parce que Rabat et Tel-Aviv partagent les informations. La porosité entre renseignements marocains et israéliens suscite des grognements à Paris.
L’entrisme marocain dans le monde politique, religieux ou du renseignement sur le territoire français fait-il aussi grincer des dents ?
Il y a effectivement des affaires qui ont posé problème entre les deux pays. On cite dans le livre l’affaire d’Orly qui a été médiatisée. Pendant l’été 2020, un capitaine franco-marocain de la police de l’air et des frontières à l’aéroport d’Orly a été démasqué et traduit en justice parce qu’il avait transmis aux renseignements marocains des centaines de fiches S (fiches de personnes sous surveillance, particulièrement pour terrorisme, ndlr).
Il y a aussi une autre affaire qui est un scoop dans notre livre. En 2016, un réseau d’employés franco-marocains dans de grandes entreprises comme Airbus ou Total, et travaillant pour les services marocains, a été démasqué par la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure). Deux ont été arrêtés et condamnés à huis-clos. Macron on a directement parlé au roi Mohammed VI. Ce sont des dossiers qui se traitent au plus haut niveau.
Il y a une grande communauté marocaine en France, et cette communauté est très légitimiste et attachée à la couronne. Cet écosystème de citoyens franco-marocains est à la fois positif, parce qu’il y a une densité des relations humaines entre les deux pays. Et à un côté problématique, puisqu’il y a de l’information qui remonte.
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Dans le contexte des tensions entre l’Algérie et le Maroc, la France réussit-elle à jouer un rôle d’équilibre entre les deux ?
« Si le dossier du Sahara est fondamental pour le Maroc, il n’est pas prioritaire pour Paris. »
Sur le dossier du Sahara, la France est globalement pro-marocaine. Même si officiellement, on s’aligne sur les résolutions de l’ONU. Avec l’Algérie, la relation est beaucoup plus compliquée parce que les enjeux mémoriels sont importants. La France n’a pas voulu mettre son grain de sel dans cette relation compliquée entre le Maroc et l’Algérie, parce qu’elle n’avait rien à gagner. Il ne faut pas oublier que si le dossier du Sahara est fondamental pour le Maroc, il n’est pas prioritaire pour Paris. Et donc on estime qu’on n’a pas à faire de déclarations là-dessus.
Vous résumez les relations françaises avec Rabat et Alger avec la formule : « Nous sommes tétanisés par l’Algérie, manipulés par le Maroc ». Que voulez-vous dire par là ?
Manipulés parce qu’on a globalement de bonnes relations avec le Maroc, tout en se faisant parfois des coups dans le dos. Contrairement à l’Algérie, le Maroc n’a pas une relation hystérique avec la France. Cela s’explique par la colonisation, qui n’a pas été la même pour les deux pays. Avec l’Algérie on est tétanisés, parce que la mémoire de la colonisation algérienne reste une plaie ouverte. Il ne faut pas oublier que la Ve République a été créée suite à la guerre d’Algérie.
Cette mémoire est toujours profondément ancrée dans la classe politique française. A gauche, il y a une certaine culpabilité. Tandis qu’à droite, il y a l’héritage des défenseurs de l’Algérie française. Macron a essayé d’apaiser les choses, mais du côté algérien on est dans la confrontation. Pour la France, il y a aussi les problèmes des banlieues qui sont liés à la question algérienne.
Comme on dit dans le livre, en 2017 lors de la rencontre entre Macron et Bouteflika, le président français a déclaré à son homologue algérien : « Vous êtes responsables du malheur de votre jeunesse et cette jeunesse vient me poser des problèmes dans les banlieues françaises ! Obtenir un visa pour la France, ce n’est pas un projet de vie pour vos jeunes. Donnez-leur du travail. »
Fin septembre dernier, Macron avait fustigé un « système politico-militaire » algérien qui s’est construit sur la « rente mémorielle ». Faut-il voir dans ces déclarations le signe d’une frustration ?
Déjà en février 2017 lorsqu’il était candidat à la présidentielle, Macron en déplacement en Algérie avait qualifié la colonisation de crime contre l’humanité. Et puis tout au long de son quinquennat, il a multiplié les gestes envers l’Algérie. Notamment sur le sujet mémorial avec le rapport Stora sur la colonisation et la guerre d’Algérie. Ce qu’il voulait, c’est rentrer dans l’Histoire. Et celui qui va clôturer le dossier franco-algérien rentrera dans l’Histoire.
Il y avait une main tendue, mais en face il y a eu un refus de prendre cette main. Il y a effectivement eu une frustration, accentuée par le manque de collaboration des autorités algériennes dans les reconduites aux frontières pour les personnes en situation irrégulière ou radicalisées.
Un des autres grands échecs de la diplomatie française est le dossier libyen…
On cite dans le livre un entretien entre Alain Juppé, le ministre des Affaires étrangères de Nicolas Sarkozy et Abdelaziz Bouteflika, à la veille de l’intervention en Libye pour renverser Kadhafi.
Le président algérien avait alors déclaré: « Monsieur le ministre, je vais vous donner un conseil : vous perdez votre temps parce que vous ne connaissez pas ce pays ! Nous, on le connaît. Nous partageons 2.000 kilomètres de frontière commune. La Libye n’est pas un Etat mais un pays de tribus. Les gens vont se battre entre eux. Les armes vont se propager dans toute la région, y compris en Algérie et en Tunisie. Dans quelques années, tous ces groupes terroristes vont se déplacer vers le Sud et vous les retrouverez au Sahel« . Cette prédiction s’est révélée tout à fait exacte.
La Libye est d’abord l’échec de Sarkozy. Il a déroulé le tapis rouge au colonel Kadhafi à Paris, puis quelques années après il est devenu notre pire ennemi. La Libye est notre Irak. Kadhafi n’est certes pas un démocrate, mais il savait tenir le pays et maitriser l’immigration. Et là on le renverse sans penser à demain, et surtout sans trouver le moyen de contrôler l’après-Kadhafi. Résultat, on laisse un champ de mines.
Emmanuel Macron va essayer de revenir à la charge. Il va le faire d’une manière très maladroite en organisant une conférence de La Celle-Saint-Cloud en 2017, où sont invités le Premier ministre libyen Fayez el-Sarraj et le maréchal Khalifa Haftar.
C’est de la diplomatie un peu incantatoire qui ne règle aucun problème. Et on va traîner ce boulet libyen jusqu’à aujourd’hui. La Libye est loin d’être stabilisée, en plus on a ouvert la porte aux Russes et aux Turcs qui se sont installés dans le pays.
Les échecs diplomatiques de la France ces dernières années tiennent-ils à la personnalité d’Emmanuel Macron ?
C’est une combinaison de deux phénomènes. Il y a une tendance lourde sur une quinzaine d’années. Le poids économique de la France s’est affaibli et donc son influence dans le monde aussi. L’autre donnée est que le Maghreb et le Moyen-Orient ne sont pas du tout ceux du temps de Chirac. Il y a de nouveaux acteurs qui s’imposent comme la Russie et la Turquie. En même temps, les Français n’ont pas forcément eu la bonne attitude face à ces bouleversements.
Au début, on a cru qu’il allait y avoir un nouveau cap pour la diplomatie française. Au bout du compte, on s’aperçoit qu’il y a eu très peu de succès sur la zone Maghreb, Moyen-Orient et Golfe.
Dans notre livre, il y a un chapitre qui s’intitule « Macron l’Oriental ». Au début, on a cru qu’il allait y avoir un nouveau cap pour la diplomatie française, plus cohérent et pragmatique. Au bout du compte, on s’aperçoit qu’il y a eu très peu de succès sur la zone Maghreb, Moyen-Orient et Golfe. Il y a eu beaucoup d’efforts, beaucoup de coups, mais sans stratégie.
Il y a bien évidemment aussi la personnalité de Macron. Il va trop vite, et en Orient lorsqu’on va vite on échoue. Macron a aussi une forme d’arrogance intellectuelle. Il est évidemment très intelligent, et comprend vite les problématiques.
Mais il a tendance à agir seul, à monter les initiatives sans succès comme celle de La Celle-Saint-Cloud pour la Libye ou encore la formation d’un nouveau gouvernement libanais. Ce qui serait intéressant, c’est de voir si dans le cas d’un second mandat, il va tirer les leçons de ses échecs et corriger la trajectoire.
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