Yassine Belattar, humoriste : “Dorénavant, j’ai décidé de m’investir au Maroc”

L’humoriste français d’origine marocaine incarne cette complexité de la diaspora. D’un côté fervent républicain, il lance sa force politique pour lutter contre l’extrême droite à la présidentielle française. De l’autre, il s'investit pour le Maroc et la francophonie, fier d’être redevable de deux cultures. Un combat politique majeur, mettant en retrait sa carrière humoristique. Entretien.

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Yassine Belattar / Facebook

TelQuel : Vous étiez récemment de retour au Maroc pour quelque temps, pourquoi ?

Je suis Marocain physiquement, moralement, et intellectuellement. Je suis très fier de mes racines marocaines, et plus j’avance dans la vie, plus je me rends compte de leur apport très important par rapport à l’homme que je suis, et que je deviens.

Dorénavant, j’ai décidé de m’investir au Maroc, en soutenant par ma notoriété et mes investissements des projets qui vont dans le sens du pays. Il faut arrêter cet aspect colonial où des gens viennent filmer le Maroc pour diffuser ça en France, sans jamais mettre en avant les Marocains.

Pourquoi sentez-vous qu’il est nécessaire de le faire maintenant ?  

J’investis depuis quelques années mon argent en Afrique. Derrière l’aspect “business”, je veux participer à mettre en avant les forces locales, qu’elles soient marocaines, sénégalaises, maliennes. Trop longtemps, les gens ont profité de l’Afrique sans lui reverser un euro.

Les trois dernières années de crise, en tant qu’Afro-Européen, j’ai été choqué. La France n’a pas eu l’ampleur des conséquences économiques de pays comme le Maroc, qui compte énormément sur le tourisme. J’ai compris qu’il fallait plus qu’envoyer de l’argent en tant que diaspora, et s’inscrire dans le dur, à Marrakech. Je ne suis pas seul et suis très fier de voir une génération de par le monde revenir se mettre au service du royaume.

Le contexte politique en France est…

(Il coupe) Sordide.

Est-ce ce contexte tendu en France qui vous fait ressentir davantage cette identité marocaine ?

Je ne crois pas. Je n’ai jamais eu de difficultés à conjuguer les deux, et je trouverais ça malvenu d’opposer mes deux cultures. Je revendique mes origines marocaines, je parle l’arabe couramment, mais ça ne m’empêche pas d’être fier d’être Français, car c’est là où je suis né, et que mes copains s’appellent Mathieu, Stéphane et David.

“Zemmour est dans un déni identitaire envers lui-même. Comment on peut prendre au sérieux un mec qui oublie qu’il est Algérien et juif, et qui incarne maintenant l’extrême droite ?”

Yassine Belattar

Ce n’est pas l’une contre l’autre, c’est l’une avec l’autre. Le fait de connaître mon histoire marocaine me permet d’ailleurs d’être encore plus sévère à l’égard des Zemmour et compagnie, qui ont eux beaucoup plus de mal à conjuguer leur double identité.

Zemmour est dans un déni identitaire envers lui-même. Comment on peut prendre au sérieux un mec qui oublie qu’il est Algérien et juif, et qui incarne maintenant l’extrême droite ? C’est une production pour Netflix !

Votre combat est-il justement celui-là, de permettre que l’identité puisse être double ?

L’identité n’a jamais été quelque chose de simple. C’est un combat. Quand je marche dans la rue au Maroc, au Mali, au Sénégal, les gens me tapent dans le dos en me disant “Merci et bon courage”.

C’est important de prendre de la hauteur par rapport au débat restrictif qu’a la France aujourd’hui. On est des gens complexes, pas des gens simples. Qui suis-je, moi Yassine Belattar, en tant qu’Afro-Européen ? En partie l’histoire des résistants comme Jean Moulin, mais aussi la descendance de Youssef Ben Tachfine, de Hassan II, et de tous ceux qui se sont battus pour l’identité, de Thomas Sankara et Léopold Sédar Senghor jusqu’au FLN.

Vous avez beaucoup reproché à la diaspora marocaine en France de ne pas avoir mené ce combat politico-identitaire. Vous leur en voulez toujours, a fortiori dans ce contexte ?

Il y a tellement d’artistes qui ont mes origines et refusent d’entrer dans l’arène. Mais même s’ils le voulaient, en ont-ils le niveau ? La réponse est non. Je ne peux pas reprocher à quelqu’un qui veut jouer en Ligue 1 de ne pas pouvoir jouer la Ligue des Champions.

“Il est temps d’apaiser mes relations avec beaucoup de gens dans l’humour français parce que je fais office de vilain petit canard”, ironise l’humoriste.

J’aurais bien voulu que ma notoriété me soit utile pour faire des blagues sur “comment acheter du dentifrice”. Mais il s’avère que j’ai opté pour un autre choix de carrière, et je l’assume. Je préfère faire rire 1000 personnes d’un coup, plutôt que de baisser mon pantalon pour 6000.

Après, je pense que dorénavant, il est temps d’apaiser mes relations avec beaucoup de gens dans l’humour français parce que je fais office de vilain petit canard, même si ce n’était pas pour me déplaire. Bien sûr, ça serait malvenu que Kamel le Magicien, très talentueux, nous fasse des blagues sociétales. Les autres n’ont pas d’impact, mais le temps leur rappellera qu’ils n’ont marqué personne.

Ce désengagement des humoristes est-il, selon vous, constitutif de la montée en puissance d’une extrême droite française ?

Nous pouvons être plus puissants que des politiques, car nous n’avons pas de mandat. Je ne suis pas là pour plaire moi, je suis là pour dire. Les médias ont aussi mis à table les idées d’extrême droite ces derniers temps. Bien sûr, il y a un racisme latent en France, depuis longtemps. Ce ne sont pas des musulmans qui ont mis des juifs dans des camps ou qui jetaient des Algériens dans la Seine.

“Nous pouvons être plus puissants que des politiques, car nous n’avons pas de mandat”

Yassine Belattar

Mais aujourd’hui, les Français sont le réceptacle des messages médiatiques qui relaient le populisme, une sirène toujours plus agréable que la réalité. C’était le même discours populiste au Maroc quand les islamistes ont pris le pouvoir : il était très facile de critiquer, mais gérer le pouvoir fut une autre histoire.

Rajoutez à cela les réseaux sociaux et vous vous retrouvez avec des gens qui ont 38 followers, mais qui réussissent à diffuser le racisme.

On surpasse l’humour ici, vous aviez annoncé vous présenter face à Éric Zemmour si lui-même le faisait…

Soit j’étais mégalomane et je me présentais face à Zemmour — et objectivement je n’aurais pas eu les 500 signatures, et à part ne parler que de moi, il n’y aurait rien eu — soit je décidais de construire une force politique. J’ai choisi cette option, avec République tout terrain (RTT).

L’objectif est d’installer depuis quelques années un mouvement républicain dans les quartiers pour inciter les gens à voter. Ce qui fait que les musulmans sont des moins que rien aujourd’hui en France, c’est qu’ils n’ont aucune incidence sur le résultat électoral. Je veux que le vote soit une gymnastique acquise. Peu importe pour qui. On a déjà 3500 inscrits en 3 mois, on va peser sur cette élection. Notre programme est simple : lutter contre l’extrême droite.

Mais comment amène-t-on dans les urnes la diaspora marocaine qui ne se sent pas représentée ?

À terme, je suis pour le vote obligatoire. Il faut se poser la bonne question : il y a des pays où les gens meurent pour voter. La Belgique le fait et il faut s’en inspirer. Là-bas, la diaspora ce sont des Marocains du Rif. Ils ont dû se politiser pour la survie du Rif, puis l’ont fait ensuite en Belgique.

“Au Maroc, on doit donc accepter que la diaspora ne soit pas seulement un élément économique, mais aussi un élément politique”

Yassine Belattar

Et ils parlent le rifain là où tout le monde ne parle pas arabe à Marrakech. Au Maroc, on doit donc accepter que la diaspora ne soit pas seulement un élément économique, mais aussi un élément politique. On n’a pas le droit de voter ici, c’est frustrant, mais on n’est pas seulement faits pour acheter des cornets de frites et dépenser dans les boîtes de nuit pour certains.

Vous vous intéressez donc aussi à la politique marocaine ?

J’ai reconnecté avec la politique marocaine il y a dix ans, par le biais de discussions avec Chakib Benmoussa qui était ambassadeur du Maroc à Paris à l’époque, puis désormais avec son successeur Mohamed Benchaâboune. On a discuté du rôle à jouer en tant que diaspora. Le résultat de Le Pen dans certaines villes du Maroc aux élections en 2012 m’a poussé à m’engager. Et désormais, je me rends compte de ma schizophrénie liée à ma binationalité en vous parlant !

“De manière bicéphale, je viens d’un pays où je suis un fervent républicain et je suis originaire d’un pays qui est monarchique. J’accepte les deux, car pour moi c’est le plus convenable pour les deux pays.”

De manière bicéphale, je viens d’un pays où je suis un fervent républicain et je suis originaire d’un pays qui est monarchique. J’accepte les deux, car pour moi c’est le plus convenable pour les deux pays. Ma fierté aujourd’hui, c’est d’arriver à créer un curseur commun, en étant fier de ce qui se passe en France, et de découvrir que le Maroc est dans la même phase historique. Les Marocains sont fiers de leur pays, et le roi travaille pour les Marocains.

On dit parfois des Marocains qu’ils voteraient à droite, voire à l’extrême droite s’ils devaient choisir à la présidentielle française. Vous en pensez quoi ?

Je pense que c’est comme le monstre du Loch Ness : tout le monde l’a vu, mais personne n’est capable de dire où il est. Ceux qui voteraient Zemmour ou Le Pen, on sait que c’est plus un cri de douleur qu’un projet.

Regardez les Franco-Marocains qui s’engagent là-dedans comme Othmane Nasrou, le numéro 2 de la campagne de Valérie Pécresse (candidate du parti Les Républicains, ndlr). Le pauvre, ce n’est pas parce qu’on achète une veste de costard, une chemise avec une cravate qu’on devient de droite ! La vérité c’est que nous ne restons que des bougnoules et des nègres aux yeux de beaucoup de politiques français.

Votre projet de République tout terrain (RTT) veut aussi s’établir par la mise en avant de la francophonie…

Oui, c’était aussi le projet de mon ami Karim, décédé en 2019 dans un crash d’avion. Notre implication dans le panafricanisme, c’est défendre une culture francophone. Je suis un musulman afro-européen ; quand je fais une blague, j’essaye d’être drôle de Paris à Dakar en passant par Marrakech.

Le fait de vouloir changer de paradigme, en passant de la culture française à la culture francophone, ça permet une amplitude dans le discours. Pour être à la table des négociations, j’ai compris qu’il ne fallait pas parler que des banlieues, mais de l’Afrique. La tutelle européenne doit cesser, et on doit privilégier les rapports Sud-Sud, c’est ce que je fais dans mes investissements.

Ça répond selon vous à ceux qui vous qualifient de communautariste ?

Oui, je me sens parfois plus proche de certains frères sénégalais que de certains Marocains de Marrakech. Je n’ai jamais travaillé avec Jamel Debouzze, pourtant j’ai travaillé avec Guy Bedos. Bien sûr, j’ai une solidarité musulmane sur la question de la Palestine, mais j’ai respecté aussi la gauche israélienne quand elle existait !

Ce sont ces mêmes politiques français qui m’insultent et parlent d’immigration, qui viennent maintenant nous dire qu’il faut accueillir des Ukrainiens. Certes, mais est-ce qu’un Ukrainien est davantage bienvenu qu’un francophone ?

A la fin, vos combats se détachent de l’humour. Le métier d’humoriste, c’est fini ?

C’est compliqué de vous répondre. Je suis à la croisée des chemins. J’ai décidé de m’investir au Maroc donc ça va être compliqué d’être partout. J’ai pris des coups comme personne n’en a pris dans l’humour français ces dernières années. C’est des sacrifices, beaucoup de menaces de mort, de tensions.

“Je n’ai pas envie d’être ce vieux clown sur scène. Un humoriste, ça vieillit très mal”

Yassine Belattar

Mon spectacle qui s’achève a bien marché. Mais je n’ai pas envie d’être ce vieux clown sur scène. Un humoriste, ça vieillit très mal. J’ai donc décidé de mettre en suspens ma carrière d’humoriste, le temps de faire des projets qui me tiennent à cœur, et après je déciderai si je reviens ou pas.

Si on suit vos combats, pour qui allez-vous voter à l’élection présidentielle française ?

Macron va gagner. La question c’est : à quel prix ? Est-ce que le mandat sera un mandat de réconciliation ou de défiance ? Lui seul a les cartes en main. Quand on parle de lois séparatistes, moi je préfère des lois réparatrices. Je voterai pour la personne qui sera capable de mettre les Français dans une dynamique commune.

Le prochain président devra s’appuyer sur des gens comme nous. Le privilège que j’ai eu de pouvoir connecter mes deux cultures c’est que je suis redevable de mes deux continents de la même manière. En Afrique, ce ne sont pas les patrons du CAC 40 qui sont attendus, ce sont aussi les enfants de la diaspora pour reconnecter avec leur famille et être fiers de leur histoire.

Je passe le message à ces jeunes qui passent plus de temps en boîte de nuit qu’auprès de leur grand-mère. Un Homme n’est respectable que s’il connaît son histoire. Si mon père était resté au Maroc, je serais certainement comme mon cousin taxi bedonnant et je ferais des courses à quatre euros, en amenant des gens prendre l’avion pour aller en France. J’en serais heureux, mais il faut être conscient de ses privilèges et de son héritage.