Ukraine-Russie : la diplomatie à l’heure du troll

Alors que l’on est au bord du gouffre en Ukraine, sur Twitter, la diplomatie officielle des pays préfère l’humour. À travers des “mèmes”, les organes officiels délaissent les protocoles pour se moquer puérilement de leur adversaire. Un phénomène qui révolutionne les codes d’un secteur pourtant très normé et qui interroge quant au rôle de cette diplomatie 2.0.

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Traditionnellement, le domaine de la diplomatie est réputé — et redouté — pour ses codes sociaux à n’en plus finir. De la façon de se serrer la main à la composition du buffet, les diplomates font de leur métier un art du détail pour espérer mener à bien des négociations avec leurs homologues. Ainsi, si l’on omet une particularité culturelle du pays dans lequel on se rend, les conséquences peuvent se payer cash. Des ministres en ont déjà fait les frais : parce qu’ils ne savaient pas qu’au Japon la coutume était d’arriver dix minutes en avance, leur prestigieux hôte a tout simplement refusé de les recevoir. En Russie, décliner une vodka en guise d’apéritif est là aussi vu comme un signe de méfiance.

Diplomate et communicant

Seulement, entre-temps, l’émergence d’Internet et les réseaux sociaux ont… cassé les codes. La diplomatie se fait désormais également sur le Web, particulièrement sur Twitter. Chaque pays et ses ambassades possèdent désormais un compte pour assurer leur communication.

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Et les officiels se doivent d’adopter une position radicalement différente de l’habituel savoir-vivre ultra-normé. Pour être visibles et donc influents sur la Toile, les goujateries sont cette fois-ci encouragées. En langage numérique, on appelle cela un “troll”. “Troller” son interlocuteur désigne l’action de poster un message ou commentaire insultant, blessant ou ironique dans le seul but d’attirer l’attention et d’énerver le destinataire.

Le diplo-trolling

De la part d’internautes lambda, il s’agit d’un comportement presque habituel. De la part d’un compte officiel d’une ambassade, cela a pu être d’abord déstabilisant, tant cela tranchait avec l’univers froid des relations internationales. C’est pourtant devenu une véritable arme de communication diplomatique, et l’Ukraine et la Russie l’ont bien compris dans un conflit qui mobilise l’ensemble de la communauté internationale. La pratique a même un nom : le diplo-trolling.

On pourrait faire remonter l’apparition de celle-ci à 2011, lorsque les porte-parole des talibans et de la présence dirigée par l’OTAN en Afghanistan se sont affrontés sur Twitter. La même année, conscients du potentiel viral, la Russie et la Chine constituaient des “armées de trolls” pour polluer les sections de commentaires des principaux sites Web d’information américains. Toutefois, le tweet qui fait toujours référence dans l’exercice est relié au conflit russo-ukrainien, dès 2014.

Alors que l’armée de Poutine commence à pénétrer l’est de l’Ukraine, c’est la délégation canadienne à l’OTAN qui publie une simple carte séparant bien les territoires russes des territoires ukrainiens — portant la mention “Pas la Russie” —, accompagnée d’un message caustique : “Voici un guide destiné aux soldats russes qui continuent de se perdre et d’entrer ‘accidentellement’ en Ukraine.” Le coup de com’ est réussi : le tweet est relayé plus de 38.000 fois.

La “Twiplomacy”

Ces “mèmes”, qui concourent d’ailleurs aussi avec les GIFs (versions d’images animées cette fois-ci) façonnent ainsi ce qu’on a appelé la “Twiplomacy”. Un mot-valise largement crédibilisé par l’ancien président des États-Unis Donal Trump, qui était allé jusqu’à substituer les communiqués officiels de la Maison Blanche par les 140 caractères de l’oiseau bleu. Une façon de rendre les affaires étrangères plus accessibles au public, argumentait-on chez le Républicain.

Pour l’Ukraine, l’enjeu a également été pris très au sérieux. Le compte Twitter @Ukraine est créé en 2016 alors que les combats sévissaient déjà entre les pro-Russes et les forces gouvernementales. Yarema Dukh, son créateur, explique au Washington Post que le pays “cherchait un moyen de maintenir l’attention de la presse internationale sur l’Ukraine” par la provocation sur les réseaux sociaux.

Car là est la principale force du concept : plus le mème est relayé, plus il attire les médias qui lui donnent une dimension encore plus influente auprès des dirigeants politiques mondiaux comme de l’opinion publique.

La pratique a donc naturellement été réitérée alors que plus de 150.000 soldats et matériel militaire russes étaient massés au bord de la frontière ukrainienne depuis décembre 2021. Si l’Ukraine et la Russie ne disposent pas des mêmes moyens militaires, Kiev a fait le choix de miser sur l’humour : “Ils sont si sérieux qu’ils craignent l’humour pas moins que les armes nucléaires. C’est exactement ce que font les mèmes”, explique le compte officiel ukrainien.

Le 7 décembre 2021, le tweet de @Ukraine décrivant les types de maux de tête — “Vivre à côté de la Russie” étant le pire — a été partagé plus de 140.000 fois. Des buzzs au coût quasi nul et une instantanéité garantie. L’ambassade américaine lui a d’ailleurs emboîté le pas le 22 février, moquant le supposé archaïsme de la ville de Moscou.

L’objectif n’est ici pas d’avoir raison, mais de retourner une situation en sa faveur. Daniel W. Drezner, professeur de relations internationales à l’université de Tufts, explique dans un article intitulé “Comment le trolling est devenu le nouveau langage de la diplomatie(Washington Post) pourquoi cette nouvelle forme de communication est redoutable : “La nature même des réseaux sociaux fait qu’il est difficile de se retirer d’un combat. Quiconque connaît Twitter sait que c’est un média qui valorise les répliques lapidaires.”

La Russie rentre donc également dans le jeu, créant un clash sur fond de diplomatie dont sont friands les internautes.

Une diplomatie parallèle ?

Mais pendant ce temps, les 150.000 soldats russes sont toujours là. Mercredi 23 février, ils ont même pénétré le territoire ukrainien une première fois, inquiétant le monde sur une escalade de grande ampleur.

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Les tweets moqueurs ont-ils participé à la décision de Poutine ? Charles Tenenbaum, professeur à Sciences Po Lille en France, interrogé par TelQuel, veut nuancer leur rôle dans l’enlisement du conflit. Spécialiste dans la résolution de conflits, il tient à rappeler que les réseaux sociaux “jouent un rôle certes indispensable, mais complémentaire en diplomatie”.Une meilleure communication est importante dans la guerre des idées, mais je ne crois pas que ça change la donne. Numériquement, ce qui change la donne, ce sont les cyberattaques”, estime-t-il.

L’engagement sur les réseaux sociaux peut par contre augmenter le coût des négociations, le troll ayant aussi pour but de détourner l’attention. Au final, il en retourne simplement de la communication :  grâce aux mèmes, on peut espérer mieux médiatiser un sujet, et non le résoudre.

Le mème a l’ambition de se prendre pour une bonne blague à la fin d’un repas de famille un peu tendu. Mais les relations internationales ne sont pas un repas de famille

S’il reconnaît le rôle de Twitter dans les négociations avec l’Iran en 2015 ou pour les accords de Paris suite à la COP24, Charles Tenenbaum rappelle que les réelles sphères diplomatiques ne sont pas toujours connectées avec le monde virtuel : “La diplomatie reste encore aujourd’hui, malgré tout, la capacité de se déplacer, et de parler en face-à-face.”

Cette façon de faire reste donc encore beaucoup critiquée. Certains observateurs se demandent comment l’humour peut encore avoir sa place dans un conflit comme celui en Ukraine qui a déjà fait plus de 14.000 morts.

Le mème a finalement l’ambition de se prendre pour une bonne blague à la fin d’un repas de famille un peu tendu qui détendrait tout le monde. Mais les relations internationales ne sont pas un repas de famille. Et se plier à des pratiques qui relèvent traditionnellement de community managers d’entreprises ferait finalement perdre la crédibilité de ces organes officiels pas censés s’amuser avec la fragilité de la paix.

Quel visage pour la diplomatie future ?

Les comptes Twitter des ambassades ne se réduisent naturellement pas à ces photos humoristiques qui font habituellement exception (la rareté jouant aussi). Mais cela pose légitimement question sur l’avenir d’une diplomatie réduite aux médias sociaux.

Fort de ses 4,9 millions de followers, le sénateur américain Cory Booker accuse le retard des États-Unis en la matière. S’accordant avec un rapport publié par l’Atlantic Council, l’homme politique appelle de ses vœux le gouvernement à créer davantage de mèmes viraux, “peut-être avec l’aide de Hollywood”, pour contrer le succès de recrutement de l’État islamique notamment.

Le démocrate du New Jersey a 52 ans. Quid alors des jeunes diplomates biberonnés à la communication digitale ? Préféreront-ils les tweets au verre de vodka ? L’affirmation d’Elon Musk semble effectivement alléchante. Celui qui souhaite repousser les frontières terrestres soutient que “ceux qui contrôlent les mèmes contrôlent l’Univers”. Preuve que la diplomatie peut aussi connaître l’enivrement, par la dictature de la communication…