Nous sommes en 2006. TelQuel a cinq ans, et Abdellah Taïa est un jeune écrivain marocain. À 33 ans, son deuxième roman, Le rouge du Tarbouche (2004, éd. Séguier), vient tout juste d’être co-édité par Tarik Editions. Une maison encore récente à l’époque, réputée pour son goût de la subversion et pour sa littérature engagée.
Dans ce roman, Abdellah Taïa, encore relativement inconnu du grand public marocain, adopte un style que nous lui connaissons encore à ce jour : une histoire proche de l’auto-récit, qui raconte la découverte de l’homosexualité, la jeunesse à Salé et la soif de liberté.
TelQuel s’intéresse alors au nouvel écrivain, et lui dédie une couverture qui fera date.
Des débuts précautionneux
Début 2005, la presse nationale commence à s’intéresser au parcours du jeune écrivain, installé en France depuis quelques années. “C’est là que j’ai d’abord été contacté par 2M, qui m’avait consacré deux reportages sur son émission Grand Angle. C’était énorme pour moi”, retrace-t-il.
Dans l’émission, Abdellah Taïa apparaît déambulant dans les rues de Salé sans prétention aucune. En arrière plan, pas de bibliothèque mondaine, pas de prix littéraire ou de notoriété à raconter. En rupture avec l’image que l’on pouvait se faire, à l’époque, de l’écrivain marocain francisant, bourgeois, élitiste et condescendant ? “Je crois, oui. L’émission avait été très regardée, et je crois que j’avais plu aux gens parce qu’ils voyaient quelqu’un qui leur ressemblait. Je me souviens que ma sœur m’appelait en me disant que j’avais plu à tous ses collègues !”, sourit-il.
“Je ne peux pas écrire que je suis homosexuel dans un roman, et dire que je ne le suis pas dans la vraie vie”
Quelques mois plus tard, TelQuel s’intéresse au nouvel écrivain, et lui dédie un portrait d’une page. Si la question de l’homosexualité avait été complètement éludée sur la chaîne nationale, notre journaliste, elle, décidait daller droit au but : “Elle m’avait demandé clairement si elle pouvait écrire que je suis homosexuel”, se souvient Abdellah Taïa.
“La réponse était simple : oui ou non. C’était une histoire de secondes, mais il fallait que je mesure ma capacité à assumer ces propos. La littérature que je faisais déjà à l’époque est celle de la vie, pas de la fiction. Je ne peux pas écrire que je suis homosexuel dans un roman, et dire que je ne le suis pas dans la vraie vie. Il fallait casser cette contradiction”, poursuit-il, avant de marquer une pause, comme s’il répondait à cette question pour la première fois de nouveau. “Alors j’ai répondu oui.”
Très vite après la parution de ce portrait, la machine médiatique s’inverse pour l’écrivain. Il est sollicité par deux supports arabophones pour des entretiens autour de son homosexualité. Les journalistes n’y vont pas de main morte, et l’échange tourne à l’homophobie assumée : “Je le savais, mais j’ai quand même accepté de le faire. L’idée n’était pas de répondre à ces attaques, mais de continuer à expliquer et même justifier d’une certaine manière ce que personne n’avait encore dit publiquement au Maroc : l’homosexualité”, raconte l’écrivain.
À partir de là, le scandale autour du nom d’Abdellah Taïa s’accentue, et du côté de l’opinion publique, les attaques deviennent personnelles. “J’ai reçu un appel de ma sœur qui me disait, cette fois-ci, que ses collègues étaient choqués”, ironise-t-il. “Ça a pris de grandes proportions. Un de mes plus grands détracteurs était Rachid Niny, qui me dédiait régulièrement des chroniques, et qui estimait même qu’il fallait interdire mes livres ! J’étais sa bête noire.”
Envers et contre tous
Seul contre tous, à une époque où il n’existe pas encore de communauté LGBTQ+ marocaine comme nous la connaissons aujourd’hui ni de visage qui incarne la cause de manière franche et assumée, Abdellah Taïa décide tout de même de continuer à affronter cette vague médiatique.
“La littérature était une arme pour donner de la visibilité à ceux qui ont vécu la même chose que moi, mais qui n’ont jamais pu parler”
“Je me disais que je n’avais pas le droit de renoncer ou de me taire. La littérature était une arme pour donner de la visibilité à ceux qui ont vécu la même chose que moi, mais qui n’ont jamais pu parler. Je ne répondais pas directement aux attaques, car l’idée n’était pas de me défendre moi, mais de continuer à faire évoluer la cause malgré tout”, poursuit l’écrivain. “Je crois que c’est la triple tragédie à laquelle nous sommes condamnés : nous sommes traumatisés par un monde, mais nous n’avons pas d’autre choix que de continuer à lui parler et à lui expliquer, alors qu’il ne veut pas écouter.”
C’est dans ce contexte qu’intervient alors la proposition de Karim Boukhari, ancien directeur de publication de TelQuel, de consacrer un dossier de couverture à Abdellah Taïa. Fidèle à son combat, l’écrivain accepte, non sans appréhensions. L’hebdomadaire titre “Homosexuel, envers et contre tous”, avec en chapô : “L’histoire poignante du premier Marocain qui a eu le courage d’assumer publiquement sa différence”.
“Une partie de moi était fière et assumait. L’autre avait peur, confie l’écrivain en toute transparence. J’avais beau avoir toutes les forces possibles pour écrire, je restais un Marocain qui a vécu son homosexualité dans la solitude absolue.”
À l’époque, il ne se rendait pas compte non plus de la tournure emblématique que prendrait cette sortie : “J’étais très vulnérable. Ce n’est pas comme si j’avais acquis une réputation solide en France et que je pouvais compter sur un soutien quelconque. Il n’y avait rien de tout cela, j’étais seul, et c’était un risque énorme.”
“TelQuel m’a accompagné, et ce magazine a joué un rôle dans l’accompagnement de la société marocaine, dans cette manière de provoquer des moments-chocs, pour que les Marocains se regardent en face”, poursuit-il.
Dans les années qui suivront, le chemin d’Abdellah Taïa continuera de croiser celui de notre magazine, notamment avec la fameuse lettre L’homosexualité expliquée à ma mère, publiée dans nos colonnes : “Je crois que ça a encore plus fait scandale que la couv’, parce que d’un coup, on associait la figure de la mère et l’homosexualité, et certains y ont vu une sorte d’obscénité… Alors que c’était une lettre remplie d’amour”, se désole-t-il.
L’été 2009, TelQuel décide de distribuer Lettres à un jeune marocain, un recueil épistolaire qui regroupe une vingtaine de personnalités marocaines, coordonné par Abdellah Taïa.
“J’étais rassuré”
Dans le cadre de l’anniversaire des 20 ans de TelQuel, nous avons interrogé une vingtaine de personnalités sur leur rapport à notre magazine, ainsi que sur une couverture qui les a marquées. Parmi elles, l’écrivaine Leila Slimani, cofondatrice du collectif Hors-la-loi, engagé pour libertés individuelles, nous confie : “Si je devais choisir une seule couv’, je dirais celle du coming-out de mon ami Abdellah Taïa : elle était d’un courage immense, et c’était un cadeau à tous les homosexuels du Maroc. Je ne l’oublierai jamais.” Un constat partagé par plusieurs jeunes Marocains LGBTQ+ que nous avons pu interroger à ce sujet.
“Si je devais choisir une seule couv’, je dirais celle du coming-out de mon ami Abdellah Taïa : elle était d’un courage immense, et c’était un cadeau à tous les homosexuels du Maroc”
Lorsque la couverture paraît en 2006, Amine* a huit ans, et ne lit naturellement pas la presse. Ce n’est que des années plus tard qu’il découvre le nom d’Abdellah Taïa… sur Facebook : “C’était à travers des articles sur mon fil d’actualité, où il racontait son coming-out. C’était rassurant de savoir qu’une personnalité publique pouvait parler et assumer son homosexualité. Ce qui était encore plus rassurant, c’était de voir qu’il avait une visibilité, que des articles étaient rédigés et publiés sur lui”, témoigne Amine*. “Ça m’a beaucoup aidé, car j’ai pu m’identifier à son parcours, ça me rassurait. Il est en quelque sorte devenu un modèle, au point que j’avais même essayé de le contacter”, poursuit-il. Et de sourire : “Il m’avait même répondu !”
“Le mot homosexuel, en gras, sur la couv’ de TelQuel, je ne l’oublierai jamais. C’est ce qui m’a permis de me dire que je n’étais pas seul”
Soufiane, lui, plus âgé, avait 16 ans quand la couverture est sortie. Il tombe dessus par hasard : “Un ami avait oublié ce numéro de TelQuel chez moi, par hasard, c’est comme ça que je suis tombé dessus. C’était mon premier contact avec le magazine, et avec Abdellah Taïa.”
Il se plonge ainsi dans la lecture des romans de l’écrivain, et y voit un tournant : “Je crois que pour moi, il y a eu un avant et un après, parce que j’ai compris que même au Maroc, il peut y avoir un écrivain qui parle ouvertement de son homosexualité, et qui, en plus de ça, trouve un soutien médiatique, qui l’encourage au lieu de le condamner”, retrace-t-il.
“C’était LE moment important pour tous les LGBTQ+ du Maroc”, assure Achraf, aujourd’hui dans sa vingtaine. “Le mot homosexuel, en gras, sur la couv’ de TelQuel, je ne l’oublierai jamais. C’est ce qui m’a permis de me dire que je n’étais pas seul.”
“TelQuel et Abdellah m’ont nourri d’un espoir. J’étais plein d’émotions, j’y ai vu la beauté du partage”, conclut-il en repensant à cet épisode.