Sitôt la manifestation terminée (celle de fin janvier 1944, déclenchée à la suite de l’arrestation de la direction de l’Istiqlal par les autorités du protectorat, ndlr), nous avons décidé de regagner l’internat. Quelle ne fut pas notre surprise de découvrir les portes du lycée fermées (pour avoir bravé l’interdiction faite aux élèves de participer à la manifestation, cassant dans leur résistance le bras du directeur français de l’établissement, ndlr) (…) Nous étions âgés de dix à vingt ans, sans proches à Rabat et originaires, pour notre grande majorité, de villes lointaines. Nous ne disposions pas non plus d’argent pour regagner nos foyers.
Archive : article paru dans le numéro 801 de TelQuel publié le 8 mars 2018
En désespoir de cause, nous avons songé à trouver refuge à la mosquée Sunna, située à proximité du lycée, afin de nous reposer, étancher notre soif et rassurer les plus jeunes d’entre nous. Mehdi Ben Barka, qui suivait de loin la situation, a confié à des hommes du Mouvement national la mission de nous accompagner chez certaines familles de Rabat. Ces dernières nous ont couverts d’affection, nourris et hébergés durant quelques jours (…) J’ai séjourné chez le grand alem Mohammed Belarbi Alaoui, qui m’a accueilli avec son fils Mustapha, alors camarade de classe au lycée Moulay Youssef et qui deviendra plus tard ministre de la Justice. Après quelques jours chez mon hôte, les autorités coloniales ont contraint Belarbi Alaoui à l’exil à Tafilalet, où toute sa famille l’a accompagné. Je me retrouvais à nouveau sans abri.”
Aventure casablancaise
“On m’a confié (à Casablanca, où il est arrivé en 1944 après un passage à Benguerir, ndlr) la supervision d’activités organisées par les cellules partisanes, constituées d’ouvriers de l’usine de sucre (Cosumar) — qu’on appelait Cosuma — nichée dans le quartier industriel, où les ouvriers habitaient avec leurs familles dans des maisons construites pour eux. Pour couvrir les activités de l’Istiqlal et justifier ainsi ma présence parmi eux, une délégation d’ouvriers et de membres du parti avait exprimé au directeur de l’usine, un Français, le souhait d’avoir un enseignant qui serait chargé de leur donner, ainsi qu’à leurs enfants, des cours d’alphabétisation. La requête ayant été acceptée, j’ai pu circuler entre l’usine et le quartier sans entraves. Ali Yata s’était vu proposer en premier cette mission, il a décliné l’offre car il était engagé auprès du parti communiste. La déontologie et la logique faisaient qu’il ne pouvait s’engager dans une mission organisée par la direction de l’Istiqlal car il n’appartenait pas à ce parti.
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Le tarbouch honni
Après avoir quitté Tanger pour poursuivre mes études à Marrakech et Rabat, je suis resté attaché à l’habit traditionnel, à savoir la jellaba et le tarbouch. Un incident m’a poussé pourtant à y renoncer définitivement en 1944. Je ne les ai portés à nouveau que pour des raisons protocolaires en 1998, lorsque j’ai été nommé Premier ministre. L’incident dont il est question s’est produit alors que je me baladais, comme chaque jour, à vélo entre Derb Soltane et le quartier des Roches noires à Casablanca. Un soldat de la marine américaine, passant à bord d’une jeep militaire, m’a arraché mon tarbouch en un clin d’œil, avant que son véhicule ne s’éloigne en trombe avec ses occupants qui riaient à gorge déployée. En voulant acheter un nouveau tarbouch, j’ai réalisé que son prix dépassait le salaire d’un instituteur. Il n’était pas d’usage de porter une jellaba sans tarbouch, j’ai donc renoncé aux deux. Cette mésaventure est restée gravée dans ma mémoire. Lorsque j’ai reçu, en tant que Premier ministre, le secrétaire d’Etat américain à la Défense, William Cohen, je lui ai raconté, après les discussions officielles, l’incident du tarbouch. Puis je lui ai lancé sur un ton ironique : “Etant donné que vous êtes le secrétaire d’Etat à la Défense et le premier responsable de l’armée américaine, vous me devez ce tarbouch qui m’a été arraché par un de vos soldats en 1944.” Et le secrétaire d’Etat de répondre, non sans humour : “Au nom de l’armée américaine, je reconnais avoir cette dette envers vous, que nous ne manquerons pas de régler”. Quelques semaines plus tard, j’ai en effet reçu une casquette d’amiral de l’armée américaine. Elle était certes belle, mais mon tarbouch perdu était irremplaçable.
Premiers pas dans le syndicalisme
En 1944, l’encadrement du prolétariat marocain avait commencé, avec les ouvriers de Cosumar, sous couvert de lutte contre l’analphabétisme. L’activité s’est étendue ensuite pour englober plusieurs usines, dont celle du savon, la société des chemins de fer, la société de fabrication du ciment et d’autres. A l’approche du 18 novembre 1944, date anniversaire de la Fête du trône, nous avons entamé la préparation d’une cérémonie spéciale pour l’occasion (…) J’ai pris conscience, en formant et encadrant quotidiennement les ouvriers, des liens de solidarité qui les unissaient lors des événements familiaux et sociaux. Qu’il s’agisse de mariage, de décès, de baptême ou de maladie d’un membre de la famille, les ouvriers mettaient la main à la poche pour s’entraider. Je leur ai proposé alors d’organiser cette fête en créant une caisse de solidarité dans laquelle ils verseraient une somme mensuelle. Et de confier sa gestion à une coopérative dont les responsables seraient élus par une assemblée générale à laquelle participeraient tous les cotisants (…) Contrairement aux anciennes règles, où chacun participait en fonction de ses moyens, on a fixé la contribution en fonction des cas : mariage, naissance, décès. Grâce à l’enthousiasme des ouvriers, une coopérative a été créée avec un président élu à sa tête, un trésorier et les membres du bureau. On a aussi ouvert un compte bancaire au nom de la coopérative (…) 72 ans après cette création, j’ai été invité par la direction de Cosumar, le 2 février 2016, dans le cadre d’une rencontre avec d’anciens membres actifs de cette coopérative. Celle-ci constitue, de l’avis de tous, une des plus anciennes associations encore en activité, agissant avec responsabilité et efficacité.
La rencontre avec Bouabid
Lorsque je m’apprêtais, en 1949, à m’inscrire en troisième et dernière année à la faculté, des camarades du parti m’ont conseillé avec insistance d’aller en France (…) La date de mon voyage à Paris pour poursuivre mes études de droit est encore gravée dans ma mémoire, car elle coïncidait avec le crash, aux Açores, d’un avion français qui assurait un vol entre Paris et New York. Parmi les victimes de l’accident, il y avait Marcel Cerdan, le boxeur français qui a grandi à Casablanca. A Paris, j’ai rencontré, pour la première fois, Abderrahim Bouabid. Je savais qu’il était avec Mehdi Ben Barka un membre de la nouvelle génération de dirigeants de l’Istiqlal (…) Paris était une capitale mondiale, où se tenaient les Assemblées générales des Nations Unies.
En 1948, cette organisation y avait organisé son assemblée annuelle où a été adoptée la Déclaration universelle des droits de l’homme. Cela constituait une aubaine pour les militants marocains, présents à l’événement, Mehdi Ben Barka à leur tête. L’objectif était d’entrer en contact avec des délégations des pays participants afin de les sensibiliser à la cause nationale et aux luttes du peuple marocain, tout en dénonçant les exactions et les atteintes aux droits de l’homme des autorités coloniales à l’encontre des Marocains qui aspiraient à recouvrer leurs droits légitimes.
En 1951, les Nations Unies ont à nouveau organisé la session ordinaire de leur Assemblée générale à Paris, où je vivais toujours à l’époque. L’Assemblée était, à nos yeux, une tribune pour faire connaître les revendications du peuple marocain et pour expliquer nos positions. Nous avons même demandé que soit inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée un point relatif à la situation du Maroc (…) Bien que nous ayons échoué à inscrire ledit point, nous avons réussi tout de même, grâce à ma présence à l’hôtel (le Georges V, où séjournaient des délégations, ndlr), à transmettre les doléances du peuple marocain à des délégations, des journalistes et d’autres personnalités.”
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