« 600 ingénieurs quittent le Maroc chaque année, » lit-on dans la presse. Politiques, directeurs de ressources humaines, patrons d’entreprises, le sujet est sur toutes les lèvres. Des départs qui commencent à inquiéter, au point de pousser un grand groupe d’informatique français, Atos, à annuler son événement de recrutement prévu ce mois-ci à Casablanca. Les réseaux sociaux lui reprochent de venir « voler » nos talents. On parle d’une réelle fuite des cerveaux qui met en péril la transformation digitale des entreprises marocaines, déjà bien en retard. Mais en réalité, si les chantiers numériques du pays n’avancent pas, ce n’est parce que les ingénieurs quittent le pays. Ce qu’on voit aujourd’hui n’est que la partie visible d’un mal bien plus grand : le Maroc ne produit pas assez d’informaticiens et le peu qu’il produit n’est pas destiné aux entreprises marocaines… mais à l’offshore.
Tout a commencé il y a plus de 10 ans avec le lancement du programme de promotion de l’offshore au Maroc, un des piliers du Plan Émergence 2006. On voulait faire du pays une destination attrayante pour les entreprises européennes à la recherche d’une main d’œuvre IT qualifiée, abordable, proche géographiquement et plus ou moins culturellement. Pari réussi. Avec plus de cinquante mille emplois créés en quelques années, le secteur est vite devenu le premier employeur d’informaticiens du pays, absorbant ainsi la quasi-totalité des diplômés des différentes filières technologiques du Royaume. Et c’est là que la vraie fuite des cerveaux a commencé, car ces milliers de talents travaillent pour des clients étrangers, sous un management étranger, sur des produits destinés à un marché étranger et, souvent même, dans un fuseau horaire étranger. Leur matière grise ne bénéficie déjà pas au pays. Ces cerveaux dont tout le monde parle et que les patrons et l’Etat veulent retenir sont pour la plupart déjà bien loin, du moins intellectuellement. Leur départ n’est pas la cause première de la pénurie que connait le Maroc aujourd’hui.
Il est vrai que la politique d’offshoring n’était pas que mauvaise. Elle a créé de l’emploi, de l’infrastructure et tout un secteur technologique dont le Maroc avait fort besoin. Elle a attiré des investissements de grands noms de la technologie et a fait rayonner le savoir-faire marocain dans le monde. L’erreur est que depuis le changement de gouvernement en 2012, cette politique “tout offshore” n’a pas été revue, ni complétée d’une stratégie pour répondre au besoin local, laissant le secteur évoluer sans garde-fou. L’offshoring est important pour le pays, mais c’est une pépinière de profils prêts à l’export. Il joue sur les perspectives d’évolution et de mobilité à l’étranger pour attirer les jeunes diplômés, les formate dans une culture d’entreprise de multinationales et les forme à des outils qui ne sont pas alignés avec le besoin de l’entreprise marocaine. Il les rend ainsi incompatibles avec le marché du travail.
Le succès des centres d’offshoring a également influencé les programmes de formation des universités et écoles d’ingénieurs, mais pas que dans le bon sens. À une époque où les entreprises marocaines n’étaient pas celles qui recrutaient le plus d’informaticiens, la formation de ces derniers a été entièrement pensée autour du secteur de l’offshore. Une formation qui n’a pas évoluée avec le temps. Les étudiants continuent d’apprendre les langages de programmation et technologies utilisés par les grands groupes étrangers tandis que localement le besoin s’oriente plutôt vers l’informatique dit 2.0. Le Maroc a besoin de compétences dans le développement web et mobile, le design, l’expérience utilisateur, le big data, la cyber-sécurité. Nous avons besoin d’innovateurs, de soft-skills et de managers polyvalents capables de mener les chantiers de transformation digitale des entreprises et des institutions de l’Etat. Or, les filières IT de nos écoles et universités ne créent pas ces profils, ou trop peu.
Que faire alors ? Dans un premier lieu, les entreprises n’ont d’autre choix que de faire preuve de créativité dans leur recrutement, s’ouvrir à des talents qui ne viennent pas forcément d’un parcours académique classique et confier certains de leurs projets à des startups. Mais surtout, elles doivent aussi accepter la nouvelle réalité de notre temps : il n’est plus possible d’appliquer les grilles salariales et méthodes RH d’il y a dix ou vingt ans à la tech-génération d’aujourd’hui et espérer l’attirer et encore moins la retenir. Ensuite, le problème de fond ne peut être résolu qu’à son origine. Le Maroc doit lancer un chantier vaste et audacieux de modernisation des formations informatiques dans ses écoles, universités et offices de formation professionnelle et encourager l’investissement privé dans l’éducation IT. Nous devons prendre conscience du fait que nous n’avons plus le luxe d’attendre. Le progrès économique du pays est désormais dépendant de sa capacité à faire avancer sa transformation numérique et celles de ses entreprises et ce n’est pas avec le peu d’ingénieurs que nous formons que nous allons y arriver.
Quant à ceux qui partent, faisons-en des ambassadeurs de notre savoir-faire au lieu d’essayer de les retenir. Puis donnons-leur plutôt une raison de revenir, le soleil faisant déjà la moitié du travail !