Pour Abderrahman Tlemçani, président du Groupe antiracisme d’accompagnement et de défense des étrangers et migrants (GADEM), « l’arsenal juridique compris dans la loi 02-03 qui réglemente la migration n’est absolument pas respecté ». Avec ses équipes, il a enquêté sur le terrain et par téléphone auprès de migrants subsahariens arrêtés par les autorités marocaines, et a comparé leurs témoignages avec les dispositions légales en vigueur.
Selon un rapport intitulé Expulsions gratuites et présenté le 11 octobre au siège de l’association à Rabat, le GADEM a recensé, de septembre à début octobre, 89 personnes expulsées en dehors du territoire, dont au moins six mineurs. « Un chiffre jamais atteint depuis les événements de Ceuta et Melillia de septembre et octobre 2005 », déplore le président de l’association. Et, ce sont au total 142 personnes, dont au moins dix mineurs, qui ont été arrêtées ou maintenues en détention en vue de leur éloignement du sol marocain.
Arrestations violentes
Selon les témoignages recueillis par le GADEM, les arrestations des migrants « se poursuivent à Tanger, principalement dans les quartiers de Branès, Boukhalef et Mesnana ». Et d’ajouter, que les forces de l’ordre peuvent faire irruption de manière violente dans les domiciles, comme en témoigne B., originaire du Sénégal : « Le 11 septembre, ils sont venus à huit heures à la maison. Deux personnes en cagoule m’ont neutralisé et mis à terre. J’ai commencé à parler et à demander ce qui se passait. Deux ont commencé à me frapper au niveau des côtes avec des coups de poing ».
Selon le rapport, les autorités arrêtent également dans la rue, comme le rapporte H., originaire du Cameroun : « J’étais en train de marcher quand j’ai été serré par un routard. J’ai couru et perdu une chaussure en route. Ils m’ont mis dans la voiture et ont arrêté 11 autres personnes en deux heures ».
Dans une récente interview accordée à TelQuel, le directeur de l’immigration et de la surveillance des frontières au ministère de l’Intérieur, Khalid Zerouali, précisait « que parmi les migrants présents sur le territoire marocain, il y a une grande partie qui a accepté de s’installer chez nous et qui est la bienvenue. Il y a effectivement 50.000 régularisés, mais aussi ceux qui ne sont pas régularisés et qui ne sont pas dérangés parce qu’ils évoluent dans la société ».
« Détentions dans des conditions inhumaines »
Une fois en « rétention » administrative au commissariat, les migrants rapportent des durées de séjour de plusieurs semaines, alors que la loi 02-03 fixe à 15 jours la durée maximale de prolongation du maintien. Au commissariat central de Tanger, les personnes sont « placées dans le sous-sol qui, d’après les vidéos et les descriptions auxquelles le GADEM a pu avoir accès, ressemble à un garage délimité par des barrières de sécurité (…) un espace insuffisant pour un groupe qui peut atteindre de 90 à 100 personnes », rapporte le GADEM.
Sans évoquer les conditions dans lesquelles les personnes sont arrêtées ni celles qu’elles vivent une fois conduites au commissariat, le wali Khalid Zerouali affirmait dans un récent entretien à l’agence de presse espagnole EFE que ces arrestations ne concernent que « les organisateurs de la traite humaine ». Le responsable assurait également que les candidats à l’émigration clandestine « ne sont pas emprisonnés. »
Les personnes « dorment à même le sol » et se plaignent du froid, signale de son côté le GADEM. Et d’indiquer qu’un seul sanitaire est prévu et qu’aucune douche n’est disponible : « De plus, le sanitaire n’est pas accessible la nuit et les personnes maintenues sont obligées d’uriner dans des bouteilles en plastique ». Pour se nourrir, elles reçoivent uniquement du pain, de l’eau et du lait, parfois une seule fois par jour.
Déplacements « forcés illégaux »
Dans le commissariat central de Tanger, les autorités procèdent, selon le GADEM, à un tri entre les « personnes à déplacer de force (dont les femmes et les enfants) et celles à expulser ». Les déplacements forcés « vers des villes plus au sud, principalement Tiznit, sont toujours opérés dans le but d’éloigner les personnes ciblées des zones frontalières » et « n’entrent dans aucun cadre juridique en vigueur ».
Du côté du ministère de l’Intérieur, ces déplacements sont considérés comme une « réinstallation [des] migrants loin du danger« . Pour le département de Abdelouafi Laftit, comme l’indiquait Khalid Zerouali, les migrants sont « soit séquestrés dans des maisons par des réseaux de trafic d’êtres humains, soit ils sont dans les forêts […] Nous protégeons ces migrants en ne les laissant pas s’installer dans les forêts, car ces opérations ont pour objectif de ne pas les laisser en proie aux réseaux de trafic ».
Pour le GADEM, les voyages se font en bus, dans des conditions « insoutenables » : « Les gens allaient aux toilettes dans le bus », rapporte le sénégalais B.« Ils ne nous ont pas donné à manger sauf des bouts de pain avec un peu de salade. On était menottés deux par deux », explique B.O., également originaire du Sénégal. Une version qui diffère toutefois de celle de Khalid Zerouali pour qui « le Maroc les transporte dans des cars de passagers, dans le respect total de leur dignité et des lois […] si une personne se sent injustement traitée [elle peut recourir] à la justice, mais également [au] CNDH qui a de très bonnes relations avec les associations de migrants. S’il y a des recommandations de la justice ou du CNDH, nous sommes prêts à coopérer« .
Expulsions hors des procédures
Alors que la décision d’une reconduite à la frontière ou d’une expulsion doivent être notifiées par écrit, motivées et communiquées à la personne concernée en vertu des dispositions légales, le GADEM a constaté, sur la période d’enquête, qu’aucune décision n’a été formalisée ni notifiée. « Chaque jour, dans le commissariat central, les forces de l’ordre procèdent à un appel des noms de personnes transférées à l’aéroport pour être renvoyées dans leur pays d’origine ». Ces appels quotidiens peuvent donner lieu à des altercations entre les personnes maintenues et les forces de l’ordre, déplore le rapport : « notamment le 26 septembre, jour au cours duquel un ressortissant camerounais a été gravement blessé ».
B., originaire de Côte d’Ivoire, rapporte son expulsion : « Le 28 septembre, ils m’ont appelé. Ils m’ont donné du pain et du lait. Ils m’ont menotté, mis dans le bus et en route pour l’aéroport ». Les personnes attendent ensuite dans le bus jusqu’à l’heure du vol, et passent par une salle d’attente où leurs menottes sont alors retirées « pour ne pas attirer l’attention des voyageurs », explique T., originaire du Cameroun.
Les pays d’origine « participent activement aux expulsions »
Selon l’association, « les autorités consulaires des pays d’origine participent activement aux expulsions de leurs ressortissants. Pratiquement toutes les personnes interviewées parlent d’un entretien avec un représentant des autorités consulaires au commissariat central ou dans un bureau situé près du Grand stade de Tanger, dans le quartier Hay Hassani ». Pour A.B., originaire du Cameroun, « c’est un retour forcé réalisé en complicité avec les soi-disant représentants de nos pays ».
Une fois arrivées dans leur pays d’origine, les personnes subiraient un interrogatoire à l’aéroport de destination, puis seraient relâchées généralement sans avoir pu emporter des affaires avec elles. Souvent, elles n’ont pas d’argent pour rejoindre leurs proches : « On nous avait promis de nous donner 100.000 francs (au départ du Maroc, ndlr), mais on ne nous a rien donné », témoigne B., expulsé au Sénégal.
Khalid Zerouali précisait quant à lui que les autorités marocaines travaillent « avec l’OIM (Organisation Internationale pour les Migrations) pour leur rapatriement : le ministère de l’Intérieur s’occupe des billets et l’OIM donne un pécule post-rapatriement. Depuis 2004, 22.000 personnes ont ainsi été rapatriées de manière durable, puisqu’elles sont réintégrées dans leur société ».
Le président du GADEM, Abderrahman Tlemçani, qui a par ailleurs lancé une campagne de sensibilisation intitulée Coups et blessures, souhaite « avoir une réaction de la part des autorités gouvernementales par rapport à ces constats » et ouvrir « un débat pour que ces situations puissent cesser ».
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