Auteur du Grand livre des musiques sacrées du monde, Gerard Kurkdjian a contribué à la création du festival des Musiques sacrées de Fès qui se tient du 22 au 30 juin et dont il était directeur artistique entre 1994 et 2009. Il est actuellement conseiller du festival Udaipur World Music Festival au Rajasthan. Ce spécialiste de la musique et du sacré était de retour dans la capitale spirituelle marocaine comme intervenant lors du forum du festival des Musiques sacrées, le 25 juin. Nous l’avons rencontré.
Vous dites dans votre livre que l’ensemble des religions ont utilisé la musique comme vecteur pour faire adhérer les fidèles. Ce constat s’applique-t-il aussi vraiment à l’Islam ?
Si la musique occupe une place prépondérante dans le champ religieux chrétien — la musique occidentale trouve d’ailleurs ses racines au sein de l’Église —, en Islam c’est différent. Il n’y a pas de place pour la musique dans le champ liturgique musulman, à savoir la prière, le tajouid, al-adhan, etc. Elle a par contre existé et s’est développée en dehors de ce cadre officiel, dans celui des confréries soufies et populaires. Au 7e et 8e siècle, à La Mecque ou à Médine, il y avait une tradition musicale importante, avec des salons de musique savante ou de divertissement tenus par des femmes. Bien évidemment, si on prend l’avis des quatre Madahib de l’Islam sunnite malékite, hanafite, shafiite et hanbalite, ils condamnent la musique. Mais on ne peut pas dire que la musique n’a jamais existé en marge de l’Islam, ce n’est pas vrai.
La musique est-elle plus problématique dans le sunnisme que dans d’autres courants de l’Islam ?
Pas forcément. Il n’y a aucune mention de la musique dans le Coran, donc dire que la musique est licite ou illicite ne se fonde pas sur le texte de référence, mais sur des hadiths ou la jurisprudence. C’est avant tout une question d’interprétation qui est toujours à géométrie variable, et valable pour l’ensemble des courants de l’Islam. Il faut relativiser et se méfier des simplifications. Ce n’est pas parce que les autorités religieuses sunnites ou chiites condamnent la musique qu’elle a pour autant été brimée. La tradition musicale dans le monde arabo-musulman est tellement riche que cela prouve que la vie l’a emporté sur le dogme.
Pourquoi les confréries soufies ont-elles donné lieu à un foisonnement musical particulièrement important ?
On a tendance à penser les confréries soufies comme des voies mystiques de libertés, mais ce n’est pas le cas. Il n’y a qu’à prendre l’exemple de l’une des plus grandes confréries soufies : la Tariqa Naqshbandia, qui est assez rigide par rapport à la musique. À l’opposée, on a un ordre comme celui des Mevlevis auquel on associe Djalal Din Rumi qui chérissait la musique. Une légende raconte, qu’un jour, Rumi était en train d’écouter de la musique au moment de l’appel à la prière. Quelqu’un lui a demandé à ce qu’elle soit arrêtée, mais le poète lui a répondu que la musique était une manière de prier.
Lors de votre intervention au festival des Musiques sacrées de Fès, vous avez parlé de la capacité des musiques sacrées à créer un pont entre les différentes religions, cultures et traditions. Ne serait-ce pas trop beau pour être vrai ?
La musique rassemble les peuples, sauf que les problèmes resurgissent quand elle s’arrête. Elle est certes un élément de douceur et d’harmonie, mais il faut se rendre à l’évidence : la musique ne sauvera pas le monde. Je continue tout de même à dire qu’il est nécessaire d’introduire une écoute des musiques sacrées dans le dialogue interreligieux. À ce sujet, j’aimerais vous raconter la parabole de l’éléphant.
Un jour un cirque arrive dans un village. Dans une pièce obscure, il y a un éléphant et l’idée du jeu est que les participants devinent ce que c’est. Le premier touche la trompe, et dit que c’est une colonne. Un autre touche l’oreille, et dit que c’est un éventail, et ainsi de suite… Finalement, chacun devine selon ses propres perceptions. Avec les religions, c’est pareil. Chaque religion pense être la meilleure, mais l’ensemble de ces religions ne voit que d’un seul et unique prisme. Or, la musique démystifie cette manière de voir les choses.
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