Textile: la guerre Maroc-Turquie est déclarée

L’association des textiliens marocains vient de commander une étude pour prouver le dumping exercé par les opérateurs turcs sur le marché local. Une concurrence déloyale qui détruit des centaines de milliers d’emplois.

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Les professionnels du secteur se mettent en ordre de bataille. Ils annoncent par le biais de leur fédération — l’Association marocaine des industries du textile et de l’habillement (Amith) — le lancement d’une étude ayant pour objectif de prouver l’existence de concurrence déloyale sur le marché local. “À partir des résultats de l’étude qui sera menée par un cabinet spécialisé, nous allons entreprendre toutes les démarches de défense commerciale légale”, explique Karim Tazi, président de l’Amith. Pour ce dernier, la situation sur le marché local est alarmante. Pour preuve, les chiffres du HCP : 200 000 emplois ont été détruits entre 2009 et 2013. “Et la situation a empiré depuis”, insiste le patron de l’Amith

Trabando à Guergarate

Ce sont les opérateurs qui produisent pour le marché local qui souffrent le plus de cette destruction massive d’emplois. La raison ? La concurrence déloyale. “On a mis du temps à le comprendre, surtout que les statistiques officielles en notre possession ne faisaient pas ressortir cette réalité alarmante. Mais après une analyse détaillée, nous nous sommes rendu compte que cette période coïncidait avec les années où la contrebande et les pratiques de concurrence déloyale se sont développées, conjointement au phénomène d’installation de plusieurs marques low-cost”, explique Karim Tazi.

Et ce ne sont pas Sebta et Melilia qui décrochent la palme d’or des entrées de produits de contrebande. Tout en restant deux portes d’entrée incontestables, les deux enclaves du nord ont été détrônées par Guergarate. Ce poste-frontière au sud de Dakhla est devenu, en l’espace de quelques années, la principale source de contrebande sur le marché local. Quand l’administration de douane a pris des mesures pour combattre la sous-facturation, l’essentiel des marchandises a été dérouté vers la Mauritanie, dont les exportations de textile vers le Maroc ont été multipliées par dix en moins de deux ans, à en croire les données de l’Amith. “Soit la Mauritanie est devenue un grand pays industriel dans le textile sans avoir d’usines, soit elle sert de passage aux marchandises d’autres pays, comme la Chine”, signale  Karim Tazi. Mais la problématique de l’informel ou de la contrebande n’est pas vraiment nouvelle, contrairement à l’offensive des marques low-cost qui s’installent en propre sur le marché marocain.

L’invasion turque

L’association des textiliens refuse de pointer du doigt un opérateur ou un autre, mais son regard est, de toute évidence, tourné vers les marques européennes en général, et turques en particulier. Les “Bims du textile”, comme certains opérateurs les appellent, multiplient les ouvertures depuis quelques années, grignotant de larges parts du marché local. LC Waikiki, Defacto, Koton — pour ne citer que les plus connues — sont toutes des enseignes turques implantées en propre ou en franchise via des opérateurs marocains. Elles importent leurs produits en exonération de droits de douane, profitant ainsi de l’accord de libre-échange, signé avec le Maroc, et les commercialisent à des prix défiant toute concurrence. Certaines d’entre elles sont aidées par leur gouvernement dans l’investissement, l’exportation et la distribution. “Tous ces avantages représentent un cumul de compétitivité de l’ordre de 25% par rapport à nous. Comment voulez-vous que les acteurs locaux puissent les concurrencer ?”, s’indigne un opérateur local qui qualifie ces pratiques de dumping. D’où l’étude qui sera commanditée par l’Amith et dont l’objectif principal est de démontrer justement cette concurrence déloyale. “Certaines sociétés, même si elles paient leurs droits de douane, font du dumping social à des niveaux qui peuvent atteindre les 40%. C’est à se demander si nous n’avons plus personne à employer au Maroc ?”, tonne le patron de l’Amith, qui craint que les producteurs marocains ne se convertissent en importateurs ou ferment boutique tout simplement. “Ce sont les seules alternatives qui restent. Rares sont ceux qui se battent pour rester compétitifs”, s’alarme-t-il.

Œil pour œil ?

Ce qui révolte le plus les opérateurs marocains, c’est que le marché local est entièrement accessible aux Turcs, alors que le marché turc demeure infranchissable pour les exportateurs marocains. Un d’entre eux, qui essayait de faire une première opération dans le pays d’Erdogan, nous raconte qu’il a été “dégoûté” par les différents tests et analyses imposés par les autorités. Sa marchandise est restée indéfiniment bloquée à la douane sous prétexte que quelques pièces ont été déclarées non conformes. L’opérateur, dont la marchandise est devenue démodée dans le monde du fast-fashion, a fini par abandonner l’idée de s’installer sur ce marché.

Cet exemple illustre parfaitement l’agressivité dont font montre les Turcs pour protéger leur marché local, sans toutefois tomber dans l’illégalité. L’Amith connaît bien ce phénomène pour avoir, elle-même, été empêchée de faire parvenir en Turquie de simples échantillons de produits destinés à être exposés dans un salon professionnel. “La Turquie est le champion des barrières non tarifaires, ce sont des voyous en termes de pratiques commerciales”, s’insurge un opérateur.

La solution selon Karim Tazi : appliquer la règle de la réciprocité. “Nous considérons que le secteur a un potentiel énorme de création d’emplois sur le marché local à partir du moment où on remet la défense commerciale dans les termes normaux. On ne demande pas de privilèges. On demande juste une défense”. Protéger ses frontières et soutenir ses champions à l’export est une stratégie d’État pour les Turcs et ça fonctionne. Autant faire de même.

Industrie. l’offensive est générale

Le textile n’est pas le premier marché touché par l’agressivité commerciale des Turcs. La céramique, l’acier, la grande distribution… nombreux sont les secteurs où la concurrence turque fait jaser. “Le modèle économique de BIM ne tiendrait pas un jour au Maroc sans subvention étatique”, affirme un opérateur de la grande distribution. Si, sur ce secteur, il n’y a pas eu de mesures prises — BIM opère toujours librement —, ce n’est pas le cas d’autres secteurs comme la céramique et l’acier, où le Maroc a décrété des mesures de sauvegarde pour empêcher ces deux industries de disparaître. Des mesures qui ont déclenché la colère des Turcs qui, s’estimant lésés — notamment sur les importations d’acier laminé à chaud —, ont saisi l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour lever les barrières marocaines. Le 12 janvier dernier, une délégation turque a ainsi demandé à l’OMC la mise en place d’un groupe spécial auprès de l’Organe de règlement des différends, arguant que “les consultations tenues avec le Maroc en novembre n’ont pas permis de régler le différend”. Dans une précédente déclaration à TelQuel, Mohamed Benayad, secrétaire général du ministère chargé du Commerce extérieur, nous avait affirmé que “le Maroc a tenté de discuter, mais des négociations supposent que chacune des parties prenne en considération les arguments de l’autre. Ce n’était pas leur cas. La Turquie était venue pour nous dicter sa position”. Le différend suit son cours devant les instances de l’OMC. La guerre commerciale Maroc-Turquie, elle, ne fait que commencer.[/encadre]

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