– De nos envoyés spéciaux à Addis Abeba –
L’Union africaine est à l’image de ses membres. L’État de droit n’est pas omniprésent. En témoigne cette manœuvre des pays opposés au retour du Maroc qui sont parvenus à instrumentaliser la Commission africaine pour contrer la demande du royaume. Moins de quarante-huit heures avant le débat entre les chefs d’État de l’Union africaine (UA) sur la question, un document vient sérieusement mettre en péril les chances du Maroc de rejoindre l’organisation. Le cinglant réquisitoire, un “mémorandum” émanant du Bureau du conseiller juridique de la Commission de l’UA — alors encore présidée par la Sud-africaine Nkosazana Dlamini-Zuma — est opportunément diffusé au cours des dernières heures décisives pour l’avenir africain du royaume. Selon le document, sur lequel est apposé le tampon du Bureau, les représentants permanents de onze pays membres de l’Union africaine ont saisi le conseiller par une “communication” du 13 novembre 2016 pour lui poser une série de sept questions, dont la formulation ne fait aucun doute sur les réponses qu’en attendent les demandeurs. Ils ne seront d’ailleurs pas déçus.
Les frères irréductibles
Ainsi, l’Algérie, l’Afrique du Sud, l’Ouganda, le Mozambique, le Zimbabwe, le Malawi, le Lesotho, la Namibie, le Nigéria, le Kenya et le Soudan du Sud demandent par exemple si “la requête du Maroc est compatible avec l’article 4(b) de la Charte de l’UA, relatif au “respect des frontières existantes au moment de l’indépendance” ?”, si “le Maroc est éligible en tant que membre de l’Union au regard de la Charte africaine des droits des hommes et des peuples ?” ou encore si “même avec le dépôt des instruments de ratification, un pays occupant peut être admis en tant que membre de l’Union africaine, alors que le même pays est en violation flagrante des principes et valeurs qui constituent les fondements de l’Union”. Outre la cocasserie de voir le Zimbabwe s’inquiéter du respect des droits de l’homme au Maroc, le simple fait d’effectuer cette saisine est déjà un acte de défiance à l’égard du royaume. L’article 29 de l’Acte constitutif de l’UA, relatif à l’“admission comme membre de l’Union”, ne le prévoit nullement.
Un “mémorandum” est opportunément diffusé au cours des dernières heures décisives
Pendante depuis le 13 novembre, la réponse du Bureau juridique tombe donc le 27 janvier, selon le document que nous publions. Les premiers à l’évoquer, le jour même, sont des sites proches du Polisario qui titraient : “Les réponses du conseiller juridique de l’Union africaine de certains pays qui ont du poids au sein de l’Union privent le Maroc de siège”, ou encore, “Exclusif : Le Bureau du conseiller juridique de l’UA publie un avis juridique dans lequel il relève une contradiction entre l’Acte constitutif (de l’UA) et la de — mande d’adhésion du Maroc.” L’auteur de l’avis, qui devait être le conseiller juridique lui-même, Vincent O. Nmehielle, n’est en fait plus en poste depuis septembre, après qu’il a été nommé secrétaire général de la Banque africaine de développement (BAD) en août. Son intérim pourrait l’avoir validé, mais il n’est pas identifiable. Contacté le 29 novembre par TelQuel, le porte-parole de la présidente de la Commission, Jacob Enoh Eben dit ne pas être au courant de l’existence d’un tel document. Lorsqu’on lui demande si c’est bien du Bureau dont la présidence est vacante que pourrait émaner un tel avis juridique, il préfère raccrocher.
Très politique Commission
Ce jour-là, un nouvel élément révélé par Telquel.ma vient davantage entamer la crédibilité dudit avis juridique. Par une “note verbale”, la mission permanente du Soudan du Sud à l’UA informe la Commission que “l’avis juridique exprimé dans le mémorandum de janvier 2017 ne reflète pas la position du Soudan du Sud” et “réitère sa position officielle”, communiquée le 5 janvier à la présidente de la Commission, et consistant à soutenir l’adhésion du Maroc. Le Soudan du Sud a-t-il changé d’avis en cours de route après s’être rapproché du Maroc ces derniers mois, au point que Mohammed VI y prévoyait une visite officielle juste avant le Sommet qu’il a finalement reportée au lendemain de la clôture du Sommet de l’UA ? Ou bien s’agit-il d’une démarche cavalière du représentant permanent sud-soudanais ? Le Soudan du Sud était-il seulement au courant qu’il était associé à la requête des dix autres États ? En effet, “à aucun moment les États membres n’ont été informés de la préparation d’un tel avis juridique ou consultés, sinon sur son contenu, du moins sur son objet et son but”, s’étonne un diplomate. L’ensemble des États membres est en revanche bel et bien mis en copie du mémorandum le 27 janvier.
L’avis juridique considère que le Maroc occupe le territoire d’un autre État membre
Sur le fond, tout en rappelant que “le pouvoir de déterminer l’admissibilité de la requête de rejoindre l’Union et de prendre une décision finale sur une telle demande revient in fine à la Conférence de l’Union”, le document conclut que “les questions posées […] soulèvent des préoccupations fondamentales qui doivent être prises en compte dans la décision sur l’admission du Royaume du Maroc”. Le président zimbabwéen Robert Mugabe tient là son fondement à la proposition qu’il soumettra à la Conférence lors des débats sur l’adhésion marocaine, à savoir : constituer un Comité pour accompagner l’adhésion du Maroc. Dans une interview à Telquel.ma deux jours plus tôt, le porte-parole de Dlamini-Zuma tenait des propos prophétiques, ou bien informés : “[Les États membres] peuvent aussi dire qu’ils vont constituer un Comité pour accompagner des mesures sur la problématique [de la RASD]. Je ne peux pas entrer dans les détails, c’est entre les mains des chefs d’État, en fonction de leurs intérêts et leurs liens avec les autres. Nous [la Commission] sommes simplement les professionnels qui accompagnent le processus”.
Lire aussi : Quand Mohammed VI détourne son regard du président zimbabwéen Robert Mugabe
Décidément indépendant
Après avoir cité une liste de décisions de différents organes de l’Union africaine, dont celles du Conseil Paix et Sécurité présidé par l’Algérie depuis 16 ans, et sans pour autant convaincre par son syllogisme, l’avis juridique “considère que le Royaume du Maroc est réputé par l’Union africaine comme occupant le territoire d’un autre État membre et comme empêchant le peuple y vivant d’exercer son droit à l’autodétermination, il serait difficile de concilier les actions nécessaires pour l’éradication de toute forme de colonialisme et parvenir à la libération totale de l’Afrique avec l’admission d’un État membre occupant un autre État membre de l’Union”. Pour l’anecdote, l’avis juridique s’attarde longuement sur les décisions du Tribunal européen et de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sur l’affaire opposant la Commission européenne et le Polisario autour des accords agricoles entre le Maroc et l’Union européenne. L’arrêt de la CJUE de décembre 2016 conclut effectivement que “le Sahara occidental ne fait pas partie du territoire du Maroc”. Pour une institution africaine dont l’objectif est “l’éradication de toute forme de colonialisme et parvenir à la libération totale de l’Afrique”, se mettre sous la coupe du droit européen était-elle une façon de marquer son indépendance ?
En dépit de ses contradictions, le mémorandum de la Commission fera florès, et se verra cité à plusieurs reprises dans les débats entre chefs d’État pour l’admission du Maroc le 30 janvier. Le président Mugabe donc, avec sa proposition de Comité, mais également l’Ouganda, y feront référence, obligeant les soutiens du Maroc à y riposter aux moyens de certains des arguments exprimés ci-dessus. Avec une majorité de soutiens, la question juridique posée pour l’admission du Maroc ne sera plus de savoir si le Maroc respecte les droits de l’homme, mais de savoir si c’est la majorité qui doit l’emporter face à une minorité au sein de la Conférence. Un pas de plus vers l’État de droit.
(Article initialement publié dans le numéro 750 de TelQuel)
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