Les Marocains manquent-ils d’humour ? On les dit ombrageux, rétifs à l’autodérision. Les critères de l’honneur et de la respectabilité sociale, la hantise de la honte et de la marginalisation, en feraient un peuple peu propice à la légèreté critique. Pourtant, les blagues qui les décrédibilisent, les traits d’humour qui les peignent sous les traits les moins avenants, et jusqu’aux formules et expressions dépréciatives qui se rapportent à tout ce qui concerne les Marocains, la marocanité ou le Maroc, sont légion, et d’une férocité qu’on trouve rarement ailleurs. Comment concilier ces deux réalités, aussi présentes l’une que l’autre : le Marocain qui rechigne à la critique la plus légère, et la cruelle haine de soi qui sourd de nos blagues ?
Une piste existe, qui permet de déblayer ce chemin touffu à travers l’inconscient collectif. L’humour dévalorisant, qui est le plus souvent une moquerie perverse, pointe l’autre ou le collectif, jamais soi-même. La dérision sadique vise donc l’altérité proche. Rarement notre humour souligne nos déconvenues personnelles : il s’agit toujours d’un autre qui est le dindon de la farce, ou de nous tous rassemblés en société anonyme. Quant à notre supposée fierté mal placée, elle ne concerne jamais ou très rarement une réalisation ou une réalité collective. Il suffit de se pencher sur le répertoire de l’insulte, qui donne une idée inversée du domaine du sacré pour nous : la religion (de la famille) et la famille, ainsi que leur dimension sexuelle. On se braque donc lorsqu’on touche à la foi et à l’honneur sexuel de notre famille proche, et on se répand en persiflage et en dépréciation sadique lorsqu’il s’agit du Maroc comme ensemble, des Marocains comme collectif, des autres en général lorsqu’ils font société.
Khoroto, khibbich, k’hal erras, ces termes épinglent deux réalités : les autres Marocains ou les Marocains rassemblés en collectif. C’est le lien social qui fait problème, et notre humour est un symptôme de cette vérité. On s’aime, on se bichonne narcissiquement seuls, et on se déteste en groupe. On connaît le Marocain qui s’exile l’été en Espagne sur des plages dont la seule qualité est d’être dépourvues de compatriotes, en attendant que d’autres Marocains à la recherche du paradis eux-mêmes ne l’exilent encore plus loin. Cette réalité ambiguë ne concerne pas que les Marocains. L’ensemble de notre région culturelle est marqué par cette ambivalence : un humour féroce lorsqu’il s’agit du groupe social, et une vanité qui confine à la brutalité lorsqu’il s’agit de soi.
Car l’humour n’est qu’un indice révélateur. Le monde arabo-islamique souffre d’une incapacité, depuis quelques siècles au moins, à aimer sa partie publique. On s’aime en privé, on s’amuse en privé, on réfléchit en privé. Le public est l’espace d’un arbitraire combiné à de l’anarchie, de la violence et de la ruse, jamais celui de l’amitié citoyenne telle qu’on la trouve dans les traditions démocratiques. Nos maisons sont propres, nos rues le sont rarement ; notre fidélité va à nos proches, jamais à nos concitoyens. Ce violent contraste entre la rectitude de nos usages privés et le délabrement de nos comportements publics s’inscrit en creux dans notre fierté bornée si l’on touche aux nôtres, et notre moquerie sadique lorsqu’il s’agit des autres. Étrange chimie propre à l’arabo-musulman : se prenant pour le joyau de l’univers lorsqu’il jouit de lui-même dans son intimité, il se vomit dans le miroir de ses semblables.