Vous avez dit «État profond» ?

À l'approche des élections, l'expression «État profond» risque fort de refaire florès. De la Turquie à la révolution égyptienne, retour sur un concept politique populaire en milieux islamistes.

Par

Abdelilah Benkirane

«État profond», «Dawla âmiqa». L’expression risque bien de revenir de manière toujours plus récurrente à l’approche des élections. À en croire ses détracteurs en effet, qui se trouvent le plus souvent du côté islamiste du champ politique, ce dernier serait déjà à la manœuvre pour les bloquer dans la course électorale…

Les origines turques

Jean-Pierre Filiu, auteur français de From Deep State to Islamic State (De l’État profond à l’État islamique) explique dans son livre comment la notion contemporaine d’État profond est née en Turquie dans les années 1990. En pleine transition démocratique, le public turc découvre, lors d’un fait divers, l’imbrication entre services de sécurité, classe politique et réseaux mafieux. Un vaste réseau qui coupe court en 1997 à la première expérience de gouvernement islamiste. Un concept est né. L’État profond, dissimulé au sein de la bureaucratie, jouissant de relais dans le milieu des affaires, les médias et la société civile, désigne une entité floue qui s’arrogerait le droit de défendre certaines constantes étatiques contre la démocratisation, sans se priver de défendre ses intérêts. Aujourd’hui encore, le président turc Recep Tayyip Erdoğan emploie cette expression. En 2011, elle essaime dans le monde arabe, tant dans la bouche des journalistes occidentaux que des militants islamistes. Elle est particulièrement utilisée pour expliquer en 2013 la destitution du président égyptien Mohamed Morsi et, rétrospectivement, pour comprendre l’empêchement fait aux islamistes d’accéder au pouvoir en Algérie en 1992. En Tunisie, les islamistes du mouvement Ennahda imputent à l’État profond une volonté de briser son action. À gauche, le terme devient un quasi-synonyme de reliquat de l’ancien régime.

L’État profond et le «hizb sirri»

Au Maroc, c’est surtout dans la bouche des islamistes que l’expression revient le plus souvent. Dans un entretien à TelQuel, Aftati, évoquait la «résistance de certaines composantes de l’État profond» à la lutte contre la corruption. Le même disait il y a peu au sujet du ministre de la Communication Mustapha El Khalfi que ce dernier devait «composer avec l’État profond». Sur son site personnel, Ahmed Raïssouni, cadre du MUR (Mouvement unicité et réforme), matrice idéologique du PJD, tance aussi un «État profond», qu’il accuse par exemple d’empêcher l’application de la loi relative à la publicité pour le tabac. Si on tâche de lire entre les lignes, l’État profond, selon les islamistes marocains, oppose une résistance à sa volonté de réforme. Enfoui dans les sphères administratives (et dans quelques partis concurrents bien sûr), cet «État profond», qui échapperait au gouvernement, conserverait des réflexes d’un autre âge, rouillant le processus démocratique. Si l’expression a tant de succès, selon ce qu’écrit dans un article universitaire le chercheur français Thierry Desrues, c’est parce qu’elle permet «d’agiter l’épouvantail des résistances et des menaces auxquelles doit faire face l’action du gouvernement PJD». L’État profond, c’est les fameux «démons et crocodiles» qui hantent le chef du Gouvernement, Abdelilah Benkirane. Du côté de Al Adl Wal Ihsan, le terme revient aussi de manière récurrente. Selon l’intellectuel Ahmed Assid, la raison en est simple : «Cela permet de dire que les élections ne servent à rien puisque les élus ne gouvernent pas réellement.»

Quelques progressistes utilisent tout de même l’expression, à l’instar d’Assid, militant amazigh et président de Bayt Al Hikma, pour qui l’État profond consiste en «des décideurs qui sont en dehors du gouvernement et du Parlement».

À plusieurs égards, la «dawla âmiqa» des islamistes ressemble au «hizb sirri» (souvent traduit par «parti fantôme» ou «parti de l’ombre»), utilisé dans les années 1980 par la gauche sociale-démocrate, notamment Mohamed El Yazghi et Abderrahim Bouabid. Le terme renvoyait à ceux qui, notamment au sein des «partis d’administration» et du ministère de l’Intérieur, s’opposaient au changement et bloquaient l’ascension de la gauche aux élections.

Des universitaires se questionnent

L’intellectuel Abdellah Saaf avait déjà utilisé, dans les années 1980, l’expression «État profond», dans un article universitaire. Par là, il voulait parler «de structures institutionnelles qui ont traversé l’histoire, des pratiques, des coutumes séculaires… et parfois imprégnées d’autoritarisme» nous explique t-il. À cet état profond, il opposait un «État variable», plus tournant, cyclique et démocratique. L’intellectuel s’est d’ailleurs amusé de voir revenir en force le terme à la faveur des Printemps arabes, sous une forme un peu moins précise que la définition qu’il tâchait d’en donner. En août 2014, l’intellectuel Hassan Aourid tentait un contour de définition dans un entretien à TelQuel : «Un groupe de techniciens au service de l’État», une «technostructure», mais dont il reste selon lui, au Maroc, à «définir sa finalité, savoir quel pouvoir elle exerce et par quelles valeurs elle est encadrée». L’intellectuel Ahmed Assid, lui, livre quelques pistes pour comprendre ce qu’il entend par État profond : «Des hautes sphères, qui recourent aux instructions orales pour prendre des décisions».

Dans un entretien à TelQuel, le célèbre chercheur américain John Waterbury auteur du Commandeur des croyants – La monarchie marocaine et son élite, disait quant à lui : «La France avait son État profond comme l’Égypte, ou ce qu’on appelle Makhzen au Maroc». Et d’ailleurs, si l’expression ne connaît pas la même popularité au Maroc qu’en Égypte par exemple, c’est que le mot «Makhzen», sûrement plus parlant dans l’imaginaire collectif marocain, semble avoir les préférences et renvoie, peu ou prou, à des pratiques similaires. Un militant de Al Adl Wal Ihsan, lui, fait tout de même un distinguo : «Le Makhzen est un fait très ancien, là où l’État profond est plus récent. Le Makhzen est comme un visage public, l’État profond, lui est moins apparent». La définition d’État profond, notion encore floue, varie selon les usages et les personnes.

Pas forcément opérant au Maroc ?

Selon certains, l’expression serait même non avenue au royaume. Bilal Talidi est chercheur, proche du mouvement islamiste. Au moment du renversement du président islamiste égyptien Mohamed Morsi, il écrivait dans le journal islamiste marocain Attajdid que c’était là le fruit d’une manœuvre de l’État profond égyptien. Mais pour lui, au final, «l’État profond n’est pas un terme opérant au Maroc car il sous-entend l’existence d’un parti unique et la présence de l’armée dans la vie politique, ce qui est le cas de l’Algérie, de la Turquie et de l’Égypte». Le Maroc est d’ailleurs absent de l’analyse de Filiu, dans le livre From Deep State to Islamic State. En effet, si l’expression a fait florès, c’est avant tout pour expliquer l’opposition entre armée et mouvement islamiste.

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