Samedi 9 août, il est sept heures du matin et Casablanca peine à sortir de sa nuit du vendredi. Les rues sont vides. Fatigué, je chope un taxi en direction du centre-ville. Dans la rue règne une odeur de café, et les feux de signalisation clignotent dans le vide, esseulés. Je dois au plus vite rallier Tétouan en bus, et passer la frontière pour entrer à Sebta. Ne touchant pas de salaire au Maroc, je n’ai pas de contrat de travail ni de carte de séjour. Ici, je contribue juste de temps à autres dans la presse. La date limite de mon passeport sera dépassée demain, et je dois obtenir une nouvelle autorisation de séjour au Maroc.
Arrivé à la gare routière de Casa, une guichetière encore embrumée me répond : « Tous nos bus sont complets pour Tétouan aujourd’hui monsieur ». Finalement, elle me propose une solution pour un car à 10h. Je prends. De toute manière, je n’ai pas le choix, je dois quitter le territoire et revenir au plus vite. Après six heures de route dans un bus surchauffé et trois quarts d’heure serré dans un taxi entre un touriste et un couple de Marocains, j’arrive enfin à Fnideq.
Avant de passer le poste frontière, je fais la connaissance de plusieurs hommes qui remplissent pour quelques dirhams la fiche de la douane. Autour de nous, il y a de tout. Des touristes, des travailleurs qui font l’aller-retour, et… pas mal de gens louches. Mohamed, Adil et Hicham se connaissent pas mal, ils travaillent ici depuis plusieurs années, sous un soleil de plomb. On partage une clope et une bouteille d’eau en discutant de la vie, tranquillement. Hicham et Mohamed ne sont plus tout jeunes, mais Adil doit avoir environ dix-sept ou dix-huit ans, pas plus. Les cheveux très courts, il tente de comprendre la discussion en français avec difficulté.
Hicham le regarde en souriant :
Le rêve de ce petit serait de passer la frontière et d’aller travailler en Europe.
Dès qu’il entend le mot « Europe », Adil sourit avec de grands yeux pétillants et regarde le poste-frontière, quelques mètres plus loin. Hicham ajoute « Adil et moi, on a déjà essayé trois fois dans un camion. Mais à chaque fois la police nous a frappé pour qu’on sorte. La police espagnole est trop violente ». La clope de Mohamed finit de se consumer. Il l’écrase sur le sol brûlant, et hèle un passant pour lui remplir son formulaire. Je ne veux pas le déranger dans son travail, je me dirige vers le contrôle des passeports.
Devant le guichet, je tends mes papiers avec un grand sourire au garde-frontière. Il y jette un œil rapide, me les rend, et je continue ma route dans le no man’s land. Soudain, j’entends « hé ! ». Je me retourne, pensant que c’était les trois types rencontrés plus tôt qui voulaient me demander quelque chose. Là, j’aperçois le garde-frontière qui arrive et me dit : « Le tampon de votre passeport est dépassé de 12h monsieur, vous êtes clandestin sur le territoire marocain. C’est le guichet numéro cinq, au fond à droite. »
Arrivé au poste numéro cinq, un homme moustachu avec de larges lunettes noires me regarde et m’explique en détail mon tort. Je suis arrivé le 9 mai, je devais donc partir le 8 août (hier). Illégal au Maroc, je dois absolument le quitter. Au bout de deux heures d’attente et de questions très détaillées sur mon travail, ma famille, et mon logement, le chef du poste-frontière me dit : « Allez-y, on a re-tamponné votre passeport ». Avant d’ajouter « Vous avez interdiction de revenir sur le territoire marocain avant environ 5 jours. Bienvenue à Sebta. »
La frontière est un endroit où se côtoient toutes sortes de personnes. Des touristes, des passeurs de marchandises, et des individus suspects qui guettent quelque chose à coups de regards circulaires derrière les vitres teintées de leurs voitures. De l’autre côté des barrières qui bordent la frontière, des gens jettent de gros sacs pleins à leurs amis.
Les bureaux de change sont fermés, impossible donc de transformer mes dirhams en euros. C’est donc sans le moindre argent mais avec mon appareil photo que je marche de Fnideq à la pointe de Sebta à la recherche d’un endroit où crécher. Dans Sebta, ma perception des choses est modifiée par la faim et la soif. L’odeur du poisson grillé et le soleil qui me tape sur la tête me transforment en zombie errant dans la ville, sans but précis.
Ce qui m’interpelle tout d’abord, c’est la séparation des plages de Sebta. Plus l’on s’éloigne de la frontière, plus les plages s’hispanisent. Un pas après l’autre, j’y aperçois tel un dégradé de moins en moins de Marocains et de plus en plus d’Espagnols en train de se baigner.
Après des heures de déambulations dans Sebta à la recherche d’un lit, j’atterris fatigué et affamé dans une petite pension proche du port, où deux hommes nus d’un certain âge sortent ensemble de l’une des douches, à mon grand étonnement. De vieux fauteuils défoncés installés dans l’entrée viennent accueillir leurs corps grassouillets et reluisants qui s’affalent mollement à mon entrée dans le vestibule. Ils s’asseyent, et me contemplent alors que j’explique au maître d’hôtel mon souhait de trouver une chambre rapidement.
Il lui en reste une, la numéro douze. Celle-ci, de la taille d’une petite salle de bain, est dénuée de décoration. Sur le lit sont étendus des draps usés et tachés de je-ne-sais-quoi. De toute manière, je ne veux pas le savoir. Une fois installé confortablement entre mon oreiller, le mur et les mouches, je préviens en urgence la famille que je suis en mauvaise posture, et tente de fermer l’œil malgré les deux petits vieux qui s’en donnent à cœur joie dans la chambre d’à côté. Ma nuit se serait bien déroulée s’ils avaient cessé leurs ébats nocturnes à une heure convenable. Mais les murs aussi fins que du papier m’ont transmis ce match de corps en détails, même si parfois, le disque me semblait rayé et répétait gestes et paroles…
Jour numéro 2
Le lendemain matin, après deux heures d’un sommeil léger, je quitte l’hôtel en payant avec les dirhams qui me restent. Le type m’arnaque allègrement et avec le sourire en me prenant deux gros billets, mais je suis trop fatigué pour protester. Il est quatre heures du matin, et il fait encore nuit quand je longe la côte par la route pour rejoindre le poste-frontière que j’aperçois briller au loin. A quelques centaines de mètres du contrôle, je retrouve Mohamed, assis dans le noir près d’une borne de taxis. L’odeur des grillades tout près de nous apporte une touche de poésie à cette triste scène alors que mon estomac crie sa colère. Comme à l’aller, des gens passent le grillage qui mène au poste avec des vivres et des affaires afin de les faire passer au Maroc et inversement. Mohamed me reconnaît tout de suite : « Mon ami Louis ! Viens t’asseoir un peu ! »
Derrière un sourire jovial, Mohamed n’a pas la vie facile et rêvée qu’il espérait en émigrant clandestinement en Espagne. La trentaine, il est né dans le Rif, à Tafersit. Sur sa casquette un peu salie par le sable, il est inscrit « RIFIN » au stylo à bille. « L’air pur de la montagne, les rivières, le travail de la terre, tout ça me manque », dit-il en regardant la mer.
« Je suis le fils d’un vieux monsieur, moi. Il a 84 ans, et en tout j’ai 17 frères et sœurs. Eux aussi me manquent, parce que je suis le plus jeune ». Avant d’échouer à la frontière, il a étudié l’arabe au Maroc. Quand il parle du royaume, ça n’est pas en termes doux :
Je déteste le Maroc. Il n’y a pas de droits, il n’y a pas la liberté, et il n’y a pas d’égalité.
De sa poche, il sort trois passeports différents. Un passeport de résidant irakien, un passeport de résidant marocain, et un passeport de résidant algérien. Sur les papiers, une même photo, mais trois noms différents : « C’est pour passer la frontière plus facilement. Comme ça, je peux en même temps vendre les fiches des douanes du côté marocain et à Sebta », dit-il en souriant d’un air malin.
Une vieille Européenne et son mari, tous deux bardés de bagages plus gros qu’une petite voiture, descendent d’un taxi. Mohamed se lève d’un bond pour proposer à l’homme en sandales et chaussettes de remplir son passeport, mais se fait bien vite rembarrer comme d’habitude par un vulgaire geste de la main et un air indisposé de la vieille dame. Lassé, il se rassoit par terre : « En plus, je dors deux ou trois heures par nuit, pas plus. Je travaille énormément pour gagner environ trente euros par jours. Mais je m’en sors comme je peux. Viens, je vais te montrer comment je fais ».
Pendant quelques heures, il tourne en rond et remplit contre quelques dirhams la fiche de douanes aux personnes qui le veulent bien. A un moment s’approche un autre homme tanné par le soleil, plus grand, et aussi plus vieux que lui, qui vend également des fiches de police. Mohamed lui dit de partir, se retourne vers moi et me dit à l’oreille : « Je ne l’aime pas beaucoup lui. Il fume du crack et il prend de la cocaïne, regarde, ses dents sont toutes noires. C’est pas vraiment très propre, et après il arnaque les gens quand il est bizarre ».
On partage les deux dernières cigarettes qui me restent, il est midi, et je tente de passer la frontière malgré mon interdiction supposée de rentrer sur le territoire marocain.
Arrivé au poste, même histoire qu’à l’aller. Le garde-frontière marocain m’ordonne de passer par le bureau numéro cinq. Je me dirige donc le ventre vide mais serré vers le terrifiant guichet numéro cinq. Au poste, la colère du chef du poste-frontière éclate : « Il me semblait que vous ne deveniez pas revenir ? Vous devez partir maintenant, ou alors repasser par un autre poste, comme à Tanger par exemple ». Il ne veut rien entendre. Je fais demi-tour, vraiment en mauvaise position. Je n’ai plus un rond et nulle part où aller. Je retrouve Mohamed, il me dit de l’attendre. « Le chef du poste a appelé un guichet, non ? », ajoute t-il. Puis, je repasse par un autre guichet où, là, un policier me tamponne mon passeport en m’assurant que « c’est la dernière fois ».
Je suis enfin de retour en terre marocaine. Un peu crevé, mais heureux que tout se finisse bien. Là, un taxi me ramène à Tétouan. Le timbre de voix de Bob Marley fait trembler la vieille Mercedes déglinguée qui file avec difficulté entre les palmiers et les grillages de la frontière.
Arrivé à Tétouan sur les coups de 14 heures, je prends mon billet de retour pour Casablanca à 17 heures. Entre temps, juste devant la gare, un homme assis en train de fumer un gros pétard m’intrigue. Je m’approche, et commence à discuter avec lui. Aziz a la cinquantaine, plus de dents, et des yeux un peu fous. Dans la discussion qu’on entame, il jongle entre phases de colère incontrôlable et périodes de lyrisme à la limite du poétique.
Aziz a déjà été arrêté quand il a tenté de traverser la frontière. Depuis, il n’en rêve même plus. Devant nous, une voiture s’arrête. Deux hommes en descendent et s’approchent de lui. Je vois son visage se ternir et ses yeux devenir inquiets. Ils échangent quelques mots en arabe, lui remettent un sac plein, et repartent en faisant crisser les pneus de leur voiture. Aziz me laisse assis devant la gare, et part faire enregistrer puis expédier le bagage. Quand il revient, il m’en dit un peu plus sur les deux hommes : « Ce sont des amis, enfin de la famille maintenant. Lui, le grand costaud, il est revenu au Maroc, mais avant il travaillait aux Pays-Bas et en Suède ». Selon Aziz, l’homme envoie et reçoit des sacs par bagages entreposés dans les bus qui rallient la France, pour ensuite les faire passer en Suède. Sur chaque bagage déposé par Aziz, il touche quelques sous pour survivre et payer ses joints quotidiens.
Après m’être baladé dans Tétouan accompagné d’Aziz et d’Ahmed, son ami, l’heure du retour approche. Je saute dans mon bus pour Casablanca aux côtés d’une charmante demoiselle qui lit à la lumière des derniers rayons du jour. Ses pages claires se tournent petit à petit, et passent du blanc de jour à l’orangé du crépuscule. A la moitié du voyage, ses paupières s’alourdissent, et elle s’endort sur mon épaule, quelques minutes avant que je ne sombre également, emporté par la fatigue de mon périple. Aux alentours de minuit, le bus entre en gare de Casablanca, et je me réveille en sursaut.
La demoiselle est repartie aussi vite qu’elle s’est endormie, laissant l’odeur de son parfum sur ma chemise, et je me maudis intérieurement de ne pas lui avoir adressé une fois la parole…