Depuis 2007, le mouvement des Soulaliyate gagne du terrain. Elles se battent au quotidien contre l’absurdité des lois archaïques et des hommes qui les considèrent comme leurs ennemies. Rencontre avec ces nouvelles militantes de la campagne.
C’est un mardi matin comme un autre à Oulad Benrahma. A une quinzaine de kilomètres de Kénitra, ce petit patelin de la province de Sidi Slimane vit au rythme du marché, improvisé sur les bords d’une route embouteillée de voitures, de mulets et d’enfants qui se rendent à l’école. Malika reconnaît certains visages, salue poliment et poursuit son chemin. De son fief composé de 2487 femmes et de 2814 hommes, qu’elle a quitté pour la grande ville il y a bientôt quinze ans, elle préfère nous montrer les terrains. Vierges ou labourées, construites ou abandonnées, les terres collectives de Oulad Benrahma, qui s’étendent à perte de vue, divisent depuis quatre ans les membres de sa tribu. Sur le pont, une vieille dame à dos d’âne s’arrête pour l’embrasser. “On est avec vous, ne l’oubliez pas. Alors, on va avoir de l’argent ou pas ?”, demande-t-elle, excitée, à Malika. A 48 ans, cette dernière revendique fièrement son appartenance au mouvement des Soulaliyate, composé de milliers de femmes des tribus à travers le royaume, réclamant le droit, au même titre que les hommes, de bénéficier des indemnités de cession de ces terres collectives.
Face au mépris
“Je suis l’exemple vivant que cette lutte n’est pas vaine”, fanfaronne Malika. En 2011, les femmes de sa tribu et elle-même ont reçu chacune quelque 5000 dirhams. Si elles n’ont rien touché depuis, leur victoire est à la fois matérielle et symbolique. Elle a prouvé aux hommes de la tribu, qui continuent de s’opposer à la démarche de Malika, que les terres collectives ne sont plus l’apanage des mâles, et a renforcé le rang des femmes, enfin convaincues qu’une justice, aussi lacunaire soit-elle, est aujourd’hui possible. “Lorsque nous nous sommes mises à réclamer nos usufruits, les hommes de la tribu, lorsqu’ils n’étaient pas occupés à être violents envers nous, se moquaient et nous lançaient : si vous les obtenez, on s’habille en takchita”, raconte Malika. Quant aux nouabs de la Jmaâ, parfois en poste depuis l’ère hassanienne, ils alternent entre le refus de les recevoir et le mépris affiché. Pour ces dinosaures du droit coutumier, le mouvement des Soulaliyate a longtemps été une lubie de campagnardes aveuglées par des rêves de Moudawana, qui ne s’applique, selon leur propre grille de lecture, qu’aux femmes des villes. Une nouvelle constitution prônant l’égalité des droits plus tard, certains nouabs ont accepté, bon gré mal gré, d’inscrire les femmes des tribus sur les listes des ayants droit.
Féministe sur le tard
“Dans ma tribu, les femmes me prenaient pour une folle et les hommes me menaçaient de vider les cartouches de leurs carabines sur moi”, se souvient Hajiba. La fougueuse quadra, originaire de la tribu des Chebbaka dans la commune de Mnasra, a du militantisme à revendre. “Il y a quelques années, je ne savais même pas ce que Soulaliya voulait dire”, avoue-t-elle. C’est en regardant un reportage à la télévision qu’elle prend conscience de sa situation et se met à poser des questions. Celles-ci la mènent aux portes de l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM), à Rabat. Là, on prend le temps de lui expliquer ses droits, qu’elle découvre bafoués. Depuis, Hajiba est incollable : circulaires, dahirs, jargons judiciaire et administratif n’ont plus de secret pour elle. “Avant de rencontrer l’association, nous étions comme le fruit encore fermé d’un grenadier, compare-t-elle. Aujourd’hui, nous avons non seulement appris à connaître nos droits, mais aussi à les défendre”. Son aisance d’oratrice en est la preuve : Hajiba ne se contente pas de parler de son cas, elle met aussi en perspective toute la complexité de la situation, des passe-droits au manque de transparence, en passant par la rétention d’information des institutions concernées et les lois caduques qui bloquent les démarches du mouvement. “Ma prise de conscience, longtemps enfouie en moi, que mes droits, en tant que femme marocaine en général et en tant que femme soulaliya en particulier, ne sont pas garantis, éclate aujourd’hui à la lumière du jour. Si ma citoyenneté est secondaire aux yeux des dirigeants, qui suis-je au sein de cette société ?”, interroge Hajiba.
Pas de pitié
Si Hajiba, installée à Kénitra et mariée à un citadin qui la soutient et respecte ses choix, est aujourd’hui capable de jauger les enjeux de sa lutte, de justifier la nécessité d’un changement de loi et de comprendre pleinement ses droits, ce n’est pas le cas de toutes les femmes soulaliyate. C’est surtout la précarité dans laquelle sont plongées certaines descendantes de tribus qui a motivé leur adhésion au mouvement. “C’est un joli nom, Oulad Benrahma. Sauf qu’ici, il n’y a pas de rahma (pas de pitié, ndlr) pour nous”. Cinglants, les mots de Aïcha contredisent ses yeux rieurs. La dame, aux traits tirés par la fatigue, partage une baraque avec son frère (“il a la gentillesse de ne pas me mettre dehors”, ironise-t-elle), en face de la route. Bien sûr qu’elle veut voir ses droits respectés, mais avant tout, elle veut pouvoir se payer des médicaments. “Mon diabète ne va pas attendre un changement de loi pour me consumer”, tonne la Soulaliya. Elle est mue par un sentiment de hogra. “Je n’ai pas le droit d’exploiter la terre de mes ancêtres parce que je suis une femme. Tout ce que je peux faire, c’est appuyer ces femmes qui veulent me garantir un peu de justice sonnante et trébuchante”, conclut-elle. Aucune tribu ne ressemble à l’autre et, pourtant, toutes leurs femmes partagent la même colère : être les oubliées d’un Maroc qui se targue d’avancées démocratiques galopantes. “Nous avons appris à militer en bonne et due forme, mais le manque de transparence des autorités nous paralyse”, déclare Hajiba. Lorsque ce n’est pas au mur du silence qu’elle se heurte, c’est à des découvertes abracadabrantes, comme des cessions de terres collectives à des individus inconnus au bataillon. Hajiba est intarissable, pointe du doigt les failles du système, le manque de suivi, la contradiction des circulaires existantes, etc. Aux grands maux, les grands remèdes : Malika et elle comptent déposer leur candidature au conseil des nouabs. “Quitte à s’engager pour le mouvement des Soulaliyate, nous voulons faire en sorte d’y œuvrer à plein temps. Au moins, comme ça, on aura les informations à la source”, espèrent-elles. Un dialogue national sur l’avenir des terres collectives devait s’ouvrir au mois de novembre, ainsi que l’avait annoncé le ministère de l’Intérieur en octobre 2012. Mais avec le récent remaniement ministériel, il n’est pas sûr qu’il reste inscrit à l’agenda.
Associatif. Les outils pour militer C’est grâce à l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM) que le mouvement revendicatif des Soulaliyate s’est formé. A Rabat, une cellule de l’association, consacrée au dossier des terres collectives (estimées à 15 millions d’hectares sur tout le Maroc), est chargée d’accueillir et de former les femmes. L’ADFM a d’abord œuvré à convaincre les Soulaliyate, venues une par une se plaindre de leur cas personnel, de la nécessité de se fédérer. L’association féministe a dû trouver le bon langage pour toucher ces femmes, majoritairement rurales et analphabètes, et leur transmettre les fondements du militantisme : leadership, communication, mobilisation de l’opinion publique et de la société civile, manifestations et activités de sensibilisation. Six ans plus tard, le travail de plaidoyer a porté ses fruits. Les Soulaliyate, en plus d’avoir élargi leur champ de vision à la question de la femme en général, font preuve d’un engagement digne des plus grandes militantes. |
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