Après le très bon Les Yeux secs en 2003 et le moins bon Wake Up Morocco en 2006, Narjiss Nejjar revient avec L’Amante du Rif, son troisième long-métrage, un film de femmes, en salles depuis le 23 mai.
Dans une pièce sombre, derrière un bureau où trône une pochette de sang, une jeune femme allume une cigarette. Le regard éteint, elle entonne le refrain de L’amour est un oiseau rebelle, célèbre aria de l’opéra de Bizet, puis s’arrête. Elle s’appelle Aya, n’aura jamais 21 ans et résume sa vie à “une odeur de kif et de sperme”. Voilà l’exorde, presque sépulcral, qu’a voulu Narjiss Nejjar pour introduire L’Amante du Rif. Conte de fées déchues, destin de femmes abîmées, réquisitoire contre l’injustice et plaidoirie pour la liberté, le troisième long-métrage de la réalisatrice veut être tout cela à la fois, sans toujours y parvenir.
Descente aux enfers
Juchée sur les toits de Chefchaouen, Aya surplombe sa ville comme celle-ci domine la montagne. Belle, candide et insouciante, la jeune fille a l’air de glisser sur la vie, occultant l’absence d’un père parti gagner son pain sur des chalutiers en Espagne et la besogne interdite de ses frères au milieu des champs de kif. Lorsque sa cousine, étudiante en cinéma en France, lui laisse une cassette vidéo de l’opéra Carmen de Bizet, l’imaginaire de la jeune fille se cristallise autour d’une soif d’amour et de liberté qu’elle aspire à vivre aussi vite que possible. Mais l’un de ses deux frères la destine à autre chose, jetant Aya dans les bras du trafiquant pour lequel il travaille dans l’espoir d’obtenir un lopin de terre. Au lieu de la passion escomptée, Aya découvre le viol et la honte. De chair monnayable pour son frère, Aya devient un honneur à sauver pour sa mère. Celle qui se fait déflorer par un homme à qui elle est vendue se fait recoudre l’hymen pour un acte qu’elle a subi, afin qu’on la marie au plus vite avec un cousin. Syndrome de Stockholm, fuite en avant de l’avenir qu’on lui trace ou quête désespérée d’un amour consenti, Aya tombe amoureuse de son bourreau et s’offre à lui. Le tout sous le regard témoin de Radia, amie et double de la jeune fille, qui finit par voler de l’argent au trafiquant et se défenestre en présence des deux amants. Accusé de l’avoir poussée, le gros bonnet s’enfuit et Aya, qui rêvait de ciel bleu à perte de vue, n’a plus pour horizon que grillages et barreaux de prison.
Un casting presque parfait
Pour incarner ses personnages, Narjiss Nejjar a fait appel à des comédiens talentueux : son Aya est interprétée par la belle Nadia Kounda. Celle qui a débuté sa carrière cinématographique devant la caméra de Mohcine Nadifi est étonnante de justesse, figurant avec un naturel déconcertant le rôle de la rebelle en cage. Ses frères sont joués par Fehd Benchemsi et Omar Lotfi, bons comme à leur habitude. Avec habileté, Nadia Niazi endosse le rôle de la mère dont l’existence se décompose au gré des déboires familiaux. Les muses de Nejjar sont là, encore une fois : Siham Assif est épatante en gardienne de prison et Raouia magique dans le rôle de la diva damnée des geôles du Nord. Dans ce casting presque parfait, une fausse note : Mourade Zeguendi, pourtant convaincant dans Les Barons de Nabil Ben Yadir, n’est ni très crédible ni très causant dans son rôle de baron rifain de la drogue.
Couacs et beauté
La caméra de Narjiss Nejjar est indéniablement une ode à la femme : si ses comédiennes sont belles, elles sont sublimées à l’écran. Dans une espèce de démarche contemplative de la beauté, dans une rigueur technique et un souci esthétique irréprochables, l’image et la lumière de la réalisatrice sont un plaisir pour les yeux du spectateur. Il n’en est malheureusement pas de même pour la trame : les relations entre les différents personnages de Narjiss Nejjar sont parfois confuses, tantôt légères, tantôt alambiquées. Que ce soit la nature et la structure des liens familiaux, ceux d’Aya et son amie ou d’Aya et son amant, les liens tissés sont ou trop noirs ou trop blancs. Dans une pudeur scénaristique probablement bien intentionnée, Narjiss Nejjar s’est contentée d’effleurer la psychologie de ces caractères, qui auraient gagné à être plus incisifs. La force de L’Amante du Rif devient alors sa plus grande faiblesse : la délicatesse des plans se voit mise au service de vrais drames de société à peine survolés, que l’on aurait définitivement voulus plus percutants.
Zoom. Aya, la Carmen rifaine Fantasmé à souhait, c’est dans l’univers carcéral offert par la cinéaste marocaine qu’Aya se transforme véritablement en Carmen : dans l’opéra de Bizet, c’est d’une manufacture de tabac où travaillent uniquement des femmes que surgit l’héroïne. Dans le film de Narjiss Nejjar, c’est dans un espace cloisonné où sont enfermées des filles d’Ève qu’Aya prend conscience de la valeur de la liberté. Dans ce cachot où elle ne devrait pas être, Aya rencontre une vieille danseuse jadis mariée à un général dont le seul crime a été d’aimer un officier algérien, une jeune fille qui n’attend que les courtes récréations pour pouvoir entrelacer ses doigts, à travers un grillage, à ceux de son amoureuse, et pléthore de femmes fortes auxquelles on a ôté la dignité pour avoir refusé de courber l’échine. Des détenues aux allures de bohémiennes, lumineuses et romanesques à souhait, pareilles aux Andalouses de Bizet. |
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