Mouvement du 20 février et révoltes historiques, nouvelle Constitution et partage de pouvoirs, laïcité et commanderie des croyants, religion et démocratie : quatre thèmes, deux intervenants, un face-à-face.
Le “senior” Berrada et le “junior” Benmoumen appellent un chat un chat. Ils interpellent directement les tenants du pouvoir en leur rappelant comment et en quoi le Maroc a encore besoin de changer…
Younes Benmoumen, un jeune homme de 25 ans. Il est représentatif de ces nouveaux militants dont la voix s’élève dans le sillage du Mouvement du 20 février, sans pour autant se revendiquer de cette organisation. Il fait partie de cette génération qui, la vingtaine entamée, fait preuve d’une conscience et d’une maturité politiques surprenantes, balayant d’un revers de main la thèse selon laquelle la jeunesse marocaine n’a cure du jeu politique. Avec son bagage universitaire fraîchement acquis à Paris et son envie de voir le Maroc évoluer, Younes Benmoumen a du dynamisme à revendre et, surtout, un discours intelligent et déterminé.
Abderrahim Berrada, un avocat de 73 ans. Il est parmi ces militants de toujours qui ne se sont jamais résignés à accepter l’injustice et l’autocratie. Ces utopistes qui ont refusé de “déposer les armes” malgré les tentations ou les intimidations du régime. Avec ses 40 ans au compteur à sillonner les tribunaux du royaume, à plaider les causes de personnes inculpées dans des affaires sensibles, maître Abderrahim Berrada a eu le temps d’assimiler les rouages du régime. Le Pouvoir, il l’a vu jouer des tours, rompre des promesses et tromper son monde. Mais en homme sage, Berrada a toujours été persuadé, et il le répète, que viendra le jour où soufflera le vent du changement.
Ces deux personnages, reflets de deux générations de Marocains, TelQuel les a réunis autour de la même table. Un face-à-face inédit entre un junior et un senior, dont le but est de sonder leur vision du Maroc d’hier, d’aujourd’hui et de demain. L’échange est riche et révélateur. Eh non, le choc des générations n’a pas eu lieu. Le cadet et l’aîné peuvent être en désaccord sur certains points (comme leur rapport à la religion ou à la monarchie), mais sont sur la même longueur d’ondes lorsqu’il s’agit de démocratie ou de liberté. La preuve, s’il en faut une, que ces valeurs universelles transcendent les âges. Et que tant que ces revendications-là resteront en sourdine, les Marocains, jeunes et moins jeunes, ne cesseront de les réclamer.
Le Mouvement du 20 février Une confédération du refus
Younes Benmoumen : J’étais à Paris quand le Mouvement du 20 février a été lancé. Au début, et c’est normal, tout le monde se demandait qui était derrière. Des hommes politiques et des médias officiels ont diabolisé les membres du mouvement en les qualifiant d’ennemis de la nation ou d’agents du Polisario. Mais ce ne sont là que des artifices de communication. Le 20 février est un mouvement spontané. C’est une confédération du refus, née d’un certain nombre de situations que connaît le Maroc. En tant qu’individu, je me suis retrouvé dans beaucoup de revendications portées par ce mouvement, notamment celles de la première plateforme, qui contenait six points, dont le plus important appelait à une constitution démocratique.
Abderrahim Berrada : Le Mouvement du 20 février est un heureux événement pour le Maroc. Ça bouillonne depuis longtemps déjà. Mars 1965, juin 1981, janvier 1994, les révoltes de 1984 dans le nord ou encore ceux de 1990 à Fès sont autant d’événements qui ont marqué par leur ampleur. Ils étaient tous spontanés, comme le 20 février. Mais contrairement à celui de 2011, les mouvements du passé ont été marqués par la violence. Celui du 20 février, même s’il n’a pas de tête pensante, s’est unifié à travers le Web. On a vu un corps se constituer avec une unicité de vue, de programme, de méthode d’action, insistant sur le non-usage de la violence. Ces jeunes ont fait preuve d’une élégance exemplaire.
Y. Benmoumen : Le Maroc d’aujourd’hui n’a rien à avoir avec le Maroc de 1965. Il s’agit de deux pays différents. En 1965, le pays comptait à peine quelque 12 millions d’habitants, essentiellement dans le monde rural. Il y avait peut-être moins de 15 000 étudiants et il n’y avait pas de classe moyenne… La révolte de Casablanca, par ses acteurs et par son contexte, ne rejoint celle d’aujourd’hui que par le mécontentement qu’elle exprime. Cela dit, je suis d’accord avec vous, on ne peut pas opprimer éternellement.
A. Berrada : Avant, nous avions des mouvements massifs qui ressemblaient plus à des jacqueries qu’à des protestations un tant soit peu intellectualisées. Ceci ne veut pas dire que les revendications exprimées aujourd’hui n’existaient pas. Les droits à l’enseignement, à la santé et à la dignité sont clamés depuis le début de l’indépendance. Lorsque la rupture au sein du parti de l’Istiqlal a été faite par Mehdi Ben Barka en 1957, constituant l’UNFP – j’étais à l’époque jeune étudiant -, le discours ressemblait à celui que nous entendons aujourd’hui. Il était même beaucoup plus avancé. Parce qu’il était inscrit dans une cohérence, une vision globale de la gauche radicale. Hassan II en a tout de suite compris les enjeux et déclaré la guerre à l’UNFP. Le rapport de forces n’était pas celui que nous connaissons. Il était du côté du peuple marocain. Ces messages se sont perdus au fur et à mesure que la répression et les années de plomb prenaient de plus en plus d’ampleur. Le 20 février n’est pas né du néant, ces jeunes pour lesquels j’ai de la sympathie ne sont pas tombés du ciel. Il y a toute l’histoire du Maroc depuis l’indépendance qui est là.
Y. Benmoumen : Une très grande partie des libertés dont nous jouissons aujourd’hui sont à mettre au crédit de toutes ces générations de militants qui ont connu l’exil, la prison et la mort pour que nous puissions être là aujourd’hui, à discuter librement. Affirmer le contraire serait totalement ingrat. Est-ce qu’un combat mené autrement aurait abouti à un meilleur résultat ? Le Maroc serait-il aujourd’hui une démocratie ? C’est faire de la politique-fiction et c’est un exercice dans lequel je n’excelle pas.
A. Berrada : Depuis son indépendance, le Maroc est une fournaise. On pouvait dès lors s’attendre à tout. Surtout après 40 ans de despotisme de Hassan II, et douze ans qui n’ont pas été que bonheur, sous son fils. Vous ne pouvez pas garder pour l’éternité les gens dans la misère, dans le sens large du terme. Il fallait bien qu’un jour ou l’autre, le besoin essentiel et existentiel de liberté s’exprime. Il en est ainsi de la condition humaine. La liberté surprend toujours et tout le temps. Elle surprend même l’être humain qui se retrouve être par hasard le déclencheur de quelque chose qui le dépasse. C’est ce qui s’est passé en Tunisie : il a fallu une étincelle pour renverser le régime Ben Ali.
Y. Benmoumen : Sa chute est un véritable soulagement. On cesse enfin de considérer la Tunisie comme un modèle. On comprend désormais qu’on ne peut pas dissocier le développement de la démocratie. Chez nous aussi, on disait que le Marocain n’a pas besoin de liberté mais plutôt de pain. Ce discours est dépassé. En décembre 2010, quand on parlait de réforme constitutionnelle, on avait droit à ce genre de réponse : “Ce n’est pas le moment”, “tout le monde s’en fiche”, “ce n’est pas une priorité”… Elle l’est soudainement devenue. Le discours selon lequel les Marocains ne sont pas mûrs pour la démocratie ne tient plus. Chaque dimanche, je vois une foule pacifique prendre la parole pour dire un certain nombre de vérités. C’est un niveau de maturité politique éblouissant qu’a amené le 20 février. On leur reproche de ne rien proposer. Mais peut-on demander à un mouvement social de faire des propositions comme un parti politique organisé ?
La laïcité Une voie pour sortir de la théocratie
A. Berrada : En dépit de l’admiration et du respect que j’ai pour les jeunes du 20 février, j’ai la faiblesse de leur formuler une critique, fraternelle mais sévère. J’ai le sentiment qu’ils se sont trompé de combat : en pensant lutter pour la démocratie, ils ne luttent, pour l’instant, que pour la théocratie. Puisqu’ils acceptent, implicitement, que l’islam continue de régir l’Etat marocain et la société marocaine. Dieu est toujours là pour régir la terre marocaine à travers son représentant, le roi, commandeur des croyants. Je ne sais pas à quoi ça correspond cette notion d’ailleurs, si ce n’est tromper les hommes. Il est inconcevable que la démocratie, avec quelque régime que ce soit, républicain ou monarchique parlementaire, puisse vivre avec une religion au-dessus. Ces deux notions sont par définition inconciliables. Et puis, la démocratie est une affaire humaine, exclusivement humaine. Le 20 février doit prendre le temps de réfléchir pour élargir le champ de ses revendications et aller à l’essentiel. La laïcité en fait partie.
Y. Benmoumen : Je ne pense pas que l’on puisse raisonnablement demander à ce mouvement, avec toutes ses sensibilités politiques, de se prononcer à l’échelle nationale avec un mot d’ordre d’une telle portée. C’est une idée que j’aime beaucoup, mais c’est un terme que je déplore : il génère plus de malentendus qu’il ne règle de problèmes. Si on s’arrête à la sociologie des gens qui ont manifesté au Maroc, je ne pense pas que la laïcité fasse adhérer grand-monde. Je me demande aussi si elle est bien nécessaire. L’idée même de laïcité a été utilisée en France comme élément de combat contre la religion, parce que celle-ci a pris position politiquement. L’église était royaliste et donc, pour instaurer la démocratie, il fallait la sortir du champ politique. Le seul pays qui ait inscrit la laïcité telle qu’elle est dans sa Constitution, c’est la Turquie en 1935. Mais la pratique qu’ils en ont eue est fondamentalement différente. J’aime à dire que le Maroc et la Turquie ont exactement le même rapport avec la religion, avec des mots différents. En Turquie, on appelle ça laïcité, chez nous, on l’appelle commanderie des croyants.
A. Berrada : Le mot laïcité doit être accompagné par un travail de terrain, un travail d’enseignement. C’est une liberté tous azimuts, pour tout le monde. Il faut enseigner aux gens que la laïcité, ce n’est pas les empêcher d’aller à la mosquée s’ils ont envie de prier ou de jeûner pendant ramadan. Elle implique la liberté de conscience, à distinguer de la liberté de culte, inscrite dans la Constitution, qui garantit aux juifs d’aller à la synagogue et aux chrétiens d’aller à l’église. Le Mouvement du 20 février doit se penser comme un petit laboratoire d’idées. Il a prouvé que les gens sortaient de leur léthargie. En plus d’être un événement de la rue, le mouvement doit faire réfléchir un maximum de gens sur ces concepts porteurs de progrès.
Y. Benmoumen : Là où il y a un pas qui aurait pu être franchi, et qui a failli l’être, c’est de passer d’un Etat musulman à un pays musulman. Ce changement aurait été capital. D’après ce que l’on raconte, le PJD s’est opposé à cela. C’est leur droit de défendre cette position. Mais à un certain moment, il faut se détacher de ce référentiel à la religion musulmane, pour décider de la manière dont on veut être gouverné et les règles qui s’appliquent à notre famille, à notre héritage. Maintenant, sur sa traduction dans la Constitution et dans les attributs de souveraineté, je pense qu’il ne faut pas s’attacher à un modèle en particulier. En Angleterre, la reine est toujours chef de l’église anglicane. Le roi de Norvège a également un statut quasi semblable pour son église. Au bout d’un moment, ces titres deviennent historiques et n’ont absolument aucun effet dans la vie courante. Ce ne sont que des titres sympathiques qui renvoient au patrimoine d’un pays et à son histoire. Il nous faut éviter les projets politiques ne permettant pas à l’altérité de vivre et de s’exprimer.
La nouvelle constitution Une réformette à huis clos
A. Berrada : Qu’il y ait des éléments positifs dans la nouvelle Constitution, c’est indiscutable. Cela dit, il y a des gens qui mentent sciemment en parlant de réforme historique. Moi je les appelle les “salauds”. Ils manipulent les gens et empêchent le progrès. Prenez le cas de ce haut responsable qui a l’outrecuidance de donner des interviews pour dire qu’il n’y a pas eu une seule faute commise durant la campagne référendaire. Que voulez-vous lui répondre, sinon qu’il est un être méprisable ?
Y. Benmoumen : La campagne référendaire a été un intense moment de propagande. Elle était dirigée vers l’unanimisme et le plébiscite. Pas un instant, l’esprit démocratique n’a été ressenti dans le processus qui a mené au référendum. De la rédaction de la Constitution au résultat du référendum en passant par la campagne, tout a été fouillis. Des modalités de nomination de la commission Menouni à celles du travail avec les partis, qui, trois jours avant que la Constitution ne soit rendue publique, n’avaient même pas de copie écrite du texte. Quelle humiliation pour la classe politique ! C’est sans parler de l’interprétation du Code électoral qui, par jurisprudence, interdit le boycott alors que le texte ne l’interdit que s’il est fondé sur un argument mensonger. Cela dit, je pense que le boycott était une erreur tactique des partis. S’exprimer pour le “non” plutôt que pour le boycott aurait pu être plus convaincant. C’est un discours qui aurait pu empêcher l’unanimisme de la campagne.
A. Berrada : Des partis comme le PSU, Annahj et autres ne sont pas très communicants de façon générale. A ma connaissance, ils n’ont pas explicité pourquoi ils préféraient boycotter plutôt que d’appeler à voter “non”. Mais je peux présumer que les uns et les autres ont voulu, par cet appel au boycott, signifier leur ras-le-bol. Répondre “non”, c’est accepter qu’il y ait un dialogue. Or là, nous sommes face à un monologue : le Pouvoir vit seul et fait ce qu’il veut. Alors on lui répond de la même façon. En tout cas, c’est ce que je fais depuis toujours. Je n’ai pas ma carte d’électeur car je ne veux pas être électeur. Maintenant, faisons un peu de politique-fiction : imaginons que le pouvoir ait décidé d’organiser une campagne référendaire démocratique et exemplaire. Une campagne où tout le monde aurait eu une liberté totale de parole, y compris les jeunes du 20 février ou les “méchants opposants” considérés comme des républicains. Quel aurait été le résultat ? Au lieu d’avoir 98,5% nous aurions peut-être eu 55% de oui. C’est un taux formidable dans les démocraties modernes, une majorité écrasante. Avec 55%, tout le monde aurait été content, y compris le roi. A quoi rime cette chouha de 98,5% ? Le Pouvoir aurait pu gagner là-dessus une vraie légitimité démocratique, même si, à mon sens, il fait passer une constitution qui n’a strictement aucune valeur.
Y. Benmoumen : La Constitution, une fois adoptée, constitue les règles de jeu politiques de ce pays. En cela, elle est inévitable. Néanmoins, cette Constitution n’a pas été précédée d’un véritable débat national permettant à chacun de comprendre ce texte, de se l’approprier. En
démocratie, un moment constitutionnel, c’est une communauté d’êtres humains qui se réunissent pour dire : nous allons vivre comme cela, voilà qui est responsable de ceci ou cela, voilà notre socle de valeurs commun. Si c’est décidé par 19 personnes dans une salle, comment voulez-vous que les gens se sentent concernés ? On continue de faire de la politique l’apanage de quelques-uns. De ce point de vue, cette Constitution n’a effectivement aucune valeur. Elle n’est qu’un texte juridique au lieu d’être une émanation du peuple.
A. Berrada : Tous les textes de droit importants sont censés avoir l’opinion publique comme témoin. Ailleurs, les débats sont publics et les travaux préparatoires repris par le journal officiel. C’est ainsi que les archives nationales peuvent nous rappeler dans 200 ans ce qui s’est passé avant un vote important. Or, pour la nouvelle Constitution, on ne sait même pas qui a dit quoi. On ne sait pas, par exemple, à l’exigence de qui la liberté de conscience a disparu du texte constitutionnel. Si l’on sait que les barbus – et j’insiste sur ce terme – ont menacé de voter contre la Constitution dans le cas où ce point là serait maintenu, c’est parce que ça a été révélé par les journaux. Mais au sein du groupe des “constituants” de la Commission Menouni, on ne sait pas qui a dit quoi sur ce sujet. ça va rester top secret comme les travaux de l’IER. Comment va-t-on savoir ce qui a été discuté ? Qui a apporté telle idée formidable, progressiste, et qui était contre ?
Y. Benmoumen : Tout s’est passé extrêmement vite. Nous avons été réduits au rôle de celui qui guette derrière la porte en essayant de savoir ce qui est en train de se dire de l’autre côté, alors que ça nous concerne tous. Aujourd’hui, on est passé à un autre stade de contestation. Quand on crie dans la rue, “tgad, tgad oula khwi lblad” (arrange les choses ou quitte le pays), c’est une avancée en termes de liberté d’expression qui porte sa part de danger. Car si le rapport de forces est aujourd’hui en faveur du régime, rien n’est éternel. Un Premier ministre, aussi incolore, indolore et incompétent soit-il, ne sera pas éternellement un pare-feu pour la monarchie. Nous avons encore l’impression que le pays lie sa destinée à la pluviométrie, au taux de croissance, aux statistiques de développement. Un gouvernement qui échoue, on le change aux élections. Mais une monarchie qui échoue, on en fait quoi ?
A. Berrada : J’ai pitié lorsque j’entend certains responsables dire, en parlant de la Constitution: “Il y a dans le projet de Sa Majesté beaucoup plus que ce que nous demandions !”. Comment voulez-vous que le pays avance ? Pareil lorsqu’ils affirment que “nous avons maintenant une monarchie parlementaire”. Ces gens-là ont fait du droit constitutionnel. C’est le b-a-ba d’un étudiant en première année. La monarchie parlementaire suppose un Exécutif à une tête, par conséquent, tout le pouvoir exécutif va au Premier ministre. En vérité, nous avons une diarchie : une énorme tête qui est celle du roi, et une tête de bébé pour le chef du gouvernement. Nous sommes dans une tromperie technique et sémantique à dénoncer. Si la configuration partisane demeure ce qu’elle est- et c’est ce qui va se passer-, ce prétendu régime parlementaire ne pourrait pas fonctionner puisque la Constitution elle-même désigne de façon explicite que le chef de l’Exécutif doit émaner du parti arrivé en tête aux élections. Il n’y a aucun parti qui peut réunir demain 15 ou 20% de voix. L’USFP, qui se réclame faussement de Mehdi Ben Barka ou de Omar Benjelloun, arrive, d’après certaines études, en cinquième position.
Les partis politiques Des clubs de notables
Y. Benmoumen : En sciences politiques, un parti doit avoir une base doctrinale, une plateforme commune d’idées qui réunit des gens et une base militante. Si on prend cette définition-là, au Maroc, des partis, on n’en a pas beaucoup. En revanche, si on prend la définition administrative et légale (déposer des statuts à la préfecture ou au ministère de l’Intérieur, avoir une autorisation et remplir une salle de congrès en promettant aux gens qu’il y aura de quoi manger), nous avons un certain nombre de groupes de notables qui peuvent prétendre à être élus. Ils ont besoin d’une accréditation et vont la chercher dans un parti. Je ne pense pas que ce schéma de notabilité soit un problème au Maroc. Mais que les notables le fassent à travers les structures et les cadres qu’on nous vend actuellement, c’est un vrai problème. C’est le discrédit de toute la machine politique. Que l’on appelle parti ce qui n’est pas un parti, que l’on appelle un élu parfois celui qui n’est pas un élu, c’est toute la démocratie qu’on appelle démocratie qui ne vaut rien.
A. Berrada : C’est une méthode de pouvoir. Hassan II a tout fait pour qu’il y ait des scissions dans les vrais partis du mouvement national. Et son travail a payé, dans le sens figuré et matériel. Le nombre de partis issus de cette bonne vieille mère qu’est le parti historique d’antan ne pouvait plus être multiplié, alors il leur a dit : créez de nouveaux partis, à partir de rien. Donc des notables. Il n’y a besoin que d’un secrétaire général et d’un président, donner de l’argent, organiser des fantasias, offrir du couscous et vous avez votre place au parlement et l’immunité qui va avec. Comment voulez-vous que les gens tentés par l’argent ne prospèrent pas du jour au lendemain en créant des partis ? C’est se moquer des Marocains. Et c’est le paysage politique qu’on a encore aujourd’hui. Cette réalité ne va pas disparaître du jour au lendemain. Le régime a besoin de ça.
Y. Benmoumen : Le 20 février a montré qu’il y avait au Maroc, dans plus de 100 villes, 50 préfectures et provinces, des gens qui n’étaient pas contents, très souvent pour les mêmes raisons. J’espère que cette situation va donner le coup d’envoi d’une repolitisation massive et d’un véritable projet politique des forces progressistes du pays. Que cette plateforme soit celle d’un Etat de droit, d’une économie de marché solidaire par exemple, encadrée par des droits de l’homme tels qu’universellement reconnus, et que ces fondements soient représentés par des gens pour qui le travail politique est un sacerdoce, quelque chose de noble et d’élevé et pas simplement “7erfa”. Qu’en 2017, ces gens soient assez nombreux pour former un groupe, qu’en 2022, ils soient assez nombreux pour être dans le gouvernement…
Abderrahim Berrada. Avocat et militant des droits de l’homme Younes Benmoumen. Président de l’association Cap Démocratie Maroc |
Le militantisme, pour vous, c’est… A. Berrada : C’est un devoir moral. Dès lors que l’être humain ne vit pas seul, pour donner une certaine légitimité à son être, il faut qu’il signifie à son entourage qu’il compte pour lui. Pour être avec les autres d’une façon correcte, on doit obéir les uns et les autres à des règles communes qui permettent de coexister. À partir du moment où nous coexistons, si quelqu’un est touché dans sa dignité, je me sens le devoir d’intervenir pour qu’il la récupère. Je dois sortir de mon ego et travailler à ses côtés, pour lui, afin que sa dignité soit recouvrée. Pour moi, c’est ça être militant. Y. Benmoumen : Un militant, c’est quelqu’un qui prend le temps de la politique. Et je voudrais différencier le militant de l’activiste. Dans le Mouvement du 20 février, je considère qu’il y a beaucoup plus d’activistes que de militants. Selon ma définition, un militant a une organisation, un plan, une vision, une méthode. La nature spontanée du mouvement fait que nous n’avons pas affaire à une structure avec un bureau politique qui donne des orientations, débattues et adoptées et qui constituent une marche à suivre par discipline partisane. Ça revient à ma définition du parti, qui paraît aujourd’hui être l’antiquité lorsqu’on voit comment les mouvements déboulent sur Internet et font sortir les gens dans la rue. Ça a été la force du mouvement, ça sera peut-être sa faiblesse et la raison de sa mort. On ne fait rien la tête dans le guidon, sans organisation, sans institutions. Une phrase que j’aime beaucoup : “Rien n’est possible sans les hommes, mais rien n’est durable sans les institutions”. |
Être patriote, c’est être royaliste ? A. Berrada : Sûrement pas en ce qui me concerne ! Je me méfie beaucoup de ce genre de mots. On glisse facilement d’un concept à un autre et les dérapages peuvent être extrêmement dangereux. Le patriotisme pour moi est une façon d’être en harmonie avec les autres et de tout faire pour que l’éminente dignité des Marocains soit en toute circonstance respectée. Ce n’est pas le drapeau, la guerre contre tel ennemi vrai ou supposé, encore moins la forme du régime. Y. Benmoumen : L’un de mes amis a dit un jour : “Je n’aime pas le Maroc. Ce que j’aime, c’est les Marocains”. L’usage qu’on a fait du terme patriote a été lié dans un intérêt politique à certaines sensibilités, une manière d’arborer le drapeau à tout bout de champ, à la personne du roi, etc. On veut nous faire croire au Maroc que l’intérêt de la nation est confondu avec la personne du roi. Le terme royaliste, qui a fait son apparition dans le débat public, est un autre signe : qui aurait pensé, il y a quelques mois, qu’on aurait commencé à dire “les royalistes” ? Maintenant, on utilise ce terme dans les manifestations pour désigner les baltajiya. C’est terrible. Le glissement sémantique qui s’est opéré est regrettable et dangereux. Et puis, je trouve l’expression “aimer le roi” assez déplacée. A. Berrada : On parle de “vrais patriotes” ceux qui sont “pour le roi”. Implicitement, tous ceux qui ne l’affichent pas avec une banderole ne le sont pas. Et deviennent des traîtres, des révolutionnaires. |
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