Photos inédites: De Bouya Omar à Berrechid, l'enfer des patients en psychiatrie

Maladies infectieuses, odeurs nauséabondes, rongeurs nuisibles... le quotidien des patients internés à l'hôpital psychiatrique Ar-razi de Berrechid est préoccupant. À ce jour très peu de données permettant de jauger la situation sont rendues publiques. Une ONG néerlandaise y ayant pénétré relate son expérience, photos inédites à l'appui.

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Crédit : Circle of influence / Telquel.ma

Ar-razi est le plus ancien établissement psychiatrique d’Afrique du Nord. Pourtant, en 2013, quand 10 Néerlandaises d’origine marocaine atterrissent à l’aéroport de Casablanca et décident de s’y aventurer afin d’y apporter une aide humanitaire, elles sont loin de se douter de ce dans quoi elles s’embarquent.

« Notre première incursion dans l’hôpital, nous ne l’oublierons jamais. Nous pouvions à peine respirer. L’air était imprégné d’une odeur infecte. Nous devions littéralement traverser les fèces et l’urine. Ce fut très intense« , explique l’une des membres de l’association néerlandaise Circle of Influence, fondée en 2011 par Fatima Gazuani, enseignante au Pays-Bas.

« Nous étions attristés par le sort réservé aux personnes internées. Nous avons veillé à ce que tout le monde ait des vêtements et des chaussures d’hiver. Par exemple, nous avons également aidé l’institution à acheter de nouveaux ustensiles de cuisine et des machines à laver », poursuit-elle.

À l’occasion de plusieurs visites en 2013, 2015 et 2016, les membres de l’association prendront des photos témoignant de l’insalubrité des lieux. Telquel.ma les publie pour la première fois.

Crédit : Circle of Influence / Telquel.ma
Crédit : Circle of Influence / Telquel.ma

De retour à Eindhoven après leur premier séjour de 2013, les membres de l’ONG se mettent en ordre de bataille. Évènements, spectacles caritatifs avec le chanteur Douzi, levées de fond… Le collectif met les bouchées doubles pour revenir à Berrechid avec des aides humanitaires, le plus rapidement possible, afin de finir ce qui y a été commencé.

L’ONG se concentre sur le soutien à trois départements distincts au sein de l’établissement psychiatrique. Celui des personnes âgées atteintes de maladies chroniques (Alzheimer, Parkinson…), celui des femmes et celui des jeunes. L’aide de l’association à l’institution psychiatrique n’est pas financière, mais matérielle.

Début 2015, les fonds nécessaires réunis, 8 membres de l’ONG réservent leurs billets et remettent le cap sur Ar-razi. « Nous étions heureuses de voir que l’hygiène s’était améliorée », raconte Ghita Angoud, membre de Cirlce of Influence.

« Toutefois les chambres étaient désuètes. Empestant l’urine, les lits étaient vieux, rouillés et cassés. Les patients s’allongeaient sur des matelas extrêmement sales, minces et poreux. Quand ils ne dormaient pas par terre. Les couvertures, quand il y en avait assez, étaient malheureusement dans le même état. Il y avait encore beaucoup de problèmes« , décrit-elle.

« Le problème de la plupart des malades de Berrechid est plus social que médical.  Nous sommes contraints de garder des patients qui ont été abandonnés. Cela prive d’autres patients qui ont besoin d’être admis », argumente Mustapha Salih, directeur d’Ar-razi. « Les aides des ONG sont les bienvenues certes, mais elles ne sont pas habilitées à rajouter de la capacité litière, ce qui limite leur champ d’action », poursuit-il.

Un hôpital psychiatrique aux allures de prison

8 membres de Circle of influence ont effectué un ultime voyage à l’hôpital psychiatrique en février 2016. Ayant rassemblé matelas, couvertures et vivres, elles réaménagent l’aile dédiée aux personnes atteintes de maladies chroniques.

« Il fallait des travaux en profondeur que nous planifiions d’entreprendre. Les sanitaires, à l’ancienne, ne sont pas adaptés aux patients atteints de troubles mentaux. La tuyauterie est vieille, ce qui provoque l’obstruction des douches et w.c., avec de nombreuses conséquences désagréables. Nous comptions la refaire de fond en comble« , explique une membre de l’association sous couvert d’anonymat.

Toutefois, la mission tourne court lorsque les membres de l’association sont  surprises en train de photographier la vétusté du bâtiment. Dès lors, la relation va de Charybde en Scylla avec les gestionnaires de l’hôpital. « Nous avons été expulsées et menacées si nous venions à publier le photoreportage. Celui-ci était destiné à alimenter le portail de l’association, afin de nous aider à lever des fonds auprès de donateurs« , explique Ghita Angoud.

Le directeur de l’hôpital, Mustapha Salih, serait allé jusqu’à leur signifier que l’entrée sur le territoire marocain leur serait interdite si elles faisaient des vagues. « Je me suis désolidarisé de l’association puisque ses membres n’ont pas tenu leurs engagements. Nous leur avons signifié que la collaboration était suspendue », nous explique le responsable. 

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Crédit : Circle of influence / TelQuel.ma

Mustapha Salih fustige l’ONG bien qu’il lui ait ouvert les portes de son établissement plusieurs années de suite. Selon lui les photos ne seraient pas représentatives de la réalité. 

« Les clichés ont été pris dans ce qu’on appelle en interne le ‘centre social’. Ce dernier regroupe des patients âgés que nous hébergeons depuis les années 60. Et c’est vrai qu’ils ont besoin de l’aide des bienfaiteurs, car leur problème est plus social que médical. Ce service est dans un état bien pire actuellement », confesse-t-il.

« Le personnel soignant n’a pas ses propres installations sanitaires. Il doit donc utiliser les mêmes infrastructures et douches que les patients », confie une infirmière, requérant l’anonymat. « Les cellules d’isolement ressemblent plus à ce que l’on voit dans les films d’horreur. Les portes des chambres sont en bois, partiellement brisées. Cela provoque des situations dangereuses, les patients peuvent facilement se blesser. Les rongeurs et autres maladies infectieuses sont aussi monnaie courante », conclut notre source.

Prise en charge insuffisante

Depuis l’évacuation du centre de Bouya Omar en juin 2015, 799 patients ont dû être dispatchés dans 27 établissements publics spécialisés dans le traitement des maladies mentales, dont la capacité litière globale n’excède pas les 1.725 lits.

Autre fait préoccupant, celle-ci est en baisse continue. Alors qu’elle atteignait vers le milieu des années 1970 un millier de lits à Berrechid, en 2012 on n’en comptait plus que 240, selon un rapport du CNDH. À Tit Mellil par exemple, elle est passée de 400 lits à 86, soit une baisse d’environ 80%.

« Nous avons tout un service qui est accaparé par les patients provenant de Bouya Omar, alors qu’ils ne sont pas censés y être résidents permanents. Cela impacte négativement la capacité d’accueil de l’hôpital. L’aile destinée aux malades chroniques dispose d’une cinquantaine de lits alors que 50 autres sont réservés aux ex-pensionnaires du village asilaire. Ce qui nous fait 100 malades fixes », étaye le directeur de l’hôpital Ar-razi.

« Il reste du coup une centaine de malades repartis en trois services. Ce sont ces derniers qui posent problème, nous sommes largement au-dessus de notre capacité d’accueil. C’est vers une crise sanitaire de grande envergure que l’on se dirige« , poursuit-il.

Pour pallier cela, El Houssaine Louardi, ex-ministre de la Santé, avait lancé le « plan de promotion de la santé publique 2017-2020 ». Il était question de créer une nouvelle unité santé mentale à Nouaceur, deux centres médico-psychosociaux à Sidi Bernoussi et Moulay Rachid, une unité de réhabilitation psychosociale au CHU Ibn Rochd de Casablanca, ainsi que 4 hôpitaux psychiatriques dans le reste du Maroc. Contacté par nos soins, son successeur Anas Doukkali n’a pas souhaité répondre à nos sollicitations sur la continuité des chantiers entrepris.

Le Pr. Abderrahmane Maaroufi, directeur de l’épidémiologie et de la lutte contre les maladies, ainsi que Ghizlane Maamouri, directrice du cabinet du ministre de la Santé, n’ont pas non plus répondu a nos sollicitations, malgré de nombreuses relances.

Après la fermeture de Bouya Omar, des centres de proximités ont été créés. « Ce sont des structures intermédiaires pour stabiliser les malades, et faciliter leur réhabilitation, »explique le professeur Omar Battas, chef du service psychiatrie au CHU Ibn Rochd, également en charge du nouveau centre psychosocial édifié au sein du centre hospitalier.

« Les centres de proximité sont discriminatoires. Les conditions d’admission des patients y sont ambiguës. Le paradoxe, c’est que pour y être suivis, les malades ne doivent pas présenter de trouble mental grave », fustige Mustapha Salih.

« Du coup, ces derniers sont vides et n’allègent en rien des hôpitaux comme celui de Berrechid. Il faut savoir qu’Ar-razi a été pensé comme un hôpital provincial, mais nous nous retrouvons à assumer le rôle d’un hôpital interrégional, drainant les patients de 8 régions distinctes », continue-t-il.

« À aucun moment, les centres de proximité ne sont censés se substituer aux hôpitaux. Ce sont des sas de sortie », se défend Pr. Omar Battas.

Les Marocains plus exposés aux troubles mentaux que la moyenne

Dans le monde, une personne sur quatre est susceptible d’être atteinte de troubles mentaux selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Une étude menée par le ministère de la Santé auprès de 6.000 personnes âgées de 15 ans et plus démontre que 48,9% des Marocains présentent un trouble mental.

Ainsi, un quart de la population (26,6%) souffre de dépression tandis que 2% de Marocains (soit 600.000 individus) souffrent de troubles mentaux sévères. Dans le détail, 1% des Marocains souffrent d’une pathologie schizophrénique tandis que le 1% restant est atteint de trouble bipolaire ou maniaco-dépressif. Or, les structures de prise en charge restent insuffisantes.

À Casablanca, au vu du nombre d’habitants, la métropole devrait disposer d’un minimum de 600 lits, conformément aux normes internationales établies par l’OMS. Même constat au niveau du personnel soignant. Ils ne sont que 172 psychiatres dans le secteur public, opérant essentiellement dans les grandes villes.

35,5% de ces spécialistes se trouvent dans les seuls CHU de Casablanca et Rabat. En tout, ils sont quelque 320 psychiatres à exercer au Maroc, que ce soit dans le public ou le privé. Soit moins d’un médecin et deux infirmiers pour 100.000 habitants.c

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