Fatym Layachi- L'été sera chaud

Par Fatym Layachi

Tu n’es pas encore en vacances mais tu ne fous déjà plus grand-chose. Et pas grand monde autour de toi ne semble être surmené. Ça doit être la chaleur. Ta tante s’est déjà installée à la plage. Ta mère a trouvé son activité estivale : la méditation. Tu as du mal à saisir comment on peut méditer avec un iPad qui vibre toutes les dix minutes, mais bon, elle a l’air d’y croire. L’année dernière, c’était la peinture sur soie. Toi, tu te dis que tenter d’ouvrir ses chakras aura forcément moins de conséquences néfastes sur la déco du salon, c’est déjà ça. Ton père se plaint, aucun de ses fournisseurs n’est réactif, ils sont déjà en vacances. Ça le met hors de lui : “Comment ce pays va évoluer si personne ne bosse ?” Mais comme il n’est pas du genre à oser l’originalité, lui aussi arrête de bosser pendant deux mois. Un des luxes du plus beau pays du monde, c’est qu’ici les grandes vacances ce n’est pas que pour les enfants.

Le pays plonge tranquillement dans la torpeur de l’été. Et cet été s’annonce encore plus chaud que d’habitude. Les alertes météo prévoient des températures caniculaires, des festivals en tout genre mettent le feu tous les soirs, la Bourse souffle le chaud et le froid, les polémiques enflent, les esprits s’échauffent et les flics semblent très échauffés eux aussi. Cette vague de chaleur n’a évidemment pas épargné ta famille que tu rejoins pour ce déjeuner dominical. Tu arrives en retard, camouflant ta gueule de bois derrière des lunettes de soleil et espérant retrouver un peu de dignité grâce à ce rouge à lèvres corail dont tu t’es tartinée. Ton cousin soupire en te voyant débarquer. Ton teint brouillé l’exaspère. Ta tante a découvert les réseaux sociaux il y a six semaines et, depuis, elle partage tous les articles qu’elle juge intéressants avec tout son répertoire. Elle pense qu’elle est la seule à y avoir accès et met un point d’honneur à partager son savoir. Du coup, comme elle se sent très au courant, elle veut débattre. Elle doit s’imaginer qu’elle est Madame de Maintenon qui fait salon. Tu as très envie de lui rappeler que c’est juste une madame bien née et encore mieux mariée, qui attend que la paella soit servie par ses femmes de ménage en buvant du rosé. Mais après tout, chacun se voit comme il veut ! Le débat du jour tourne forcément autour du Rif. Ton oncle n’a jamais été dans cette région et ne s’y rendra probablement jamais, mais se prend pour un fin politologue.

Il dit de grandes inepties, c’est vrai. Mais comme il les dit avec beaucoup d’assurance, ça passe. Ici, une forme bien carrée suffit à faire oublier un fond très flou. Cette condescendance de la soi-disant élite qui ne se remet jamais en question n’augure rien de bon, mais ton oncle et tous ses potes de golf sont sûrs d’avoir tout très bien compris. Alors ça dit tout et son contraire, mais surtout ça ne parle jamais de droits fondamentaux. La dignité d’un prisonnier a été bafouée, les manifestants se prennent des coups, un journaliste se fait tabasser, des jeunes sont arrêtés sans trop d’explications… Et alors ? Ici le grabuge est forcément mauvais et ce qui est juste vient forcément de plus haut. Mais des fois, on s’embrouille et on se dit que cette méthode n’est pas la bonne, alors on vire un gars ou on fait semblant de s’indigner deux minutes. Toi, tu as l’impression qu’à force de pédaler, de rétropédaler, de mélanger les torchons, les serviettes et les pinceaux on frôle l’indigestion. Et tu te dis aussi qu’à cette allure on fait un pas en avant et deux en arrière. Et ça, ce n’est même pas du sur place