Ahmed Mahiou: "Le paysage politique est totalement flou en Algérie"

Plusieurs rapports prophétisent une implosion de l'Algérie post-Bouteflika. Qu'en est-il? Quels risques pour le Maroc? Le chercheur et juriste algérien Ahmed Mahiou nous éclaire sur ces questions.

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Ahmed Mahiou. Crédit: La Voix De Sidi Bel Abbes

L’Algérie est-elle au bord de l’implosion? De nombreux rapports d’institutions et de chercheurs annoncent une crise imminente chez nos voisins de l’Est. En mars dernier, le cabinet d’intelligence économique IHS Markit prévoyait « une augmentation de la fréquence des manifestations et des émeutes » d’ici 2019, annonçant une ère d’instabilité en Algérie. De son côté, le think tank American Enterprise Institute a estimé que le pays « est prêt à s’effondrer » en raison d’un « taux de chômage des jeunes élevé, un système bancaire corrompu et une politique sociale non viable« .

Comment se porte donc l’Algérie? Quel avenir pour ce pays de 40 millions d’habitants qui s’apprête à élire de nouveaux députés? À quoi ressemblera l’ère post-Bouteflika? Et quid des conséquences sur le voisinage, à commencer par le Maroc? Ahmed Mahiou a dirigé l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman, qui dépend du CNRS français, et a été doyen de la faculté de droit d’Alger. Il a également assuré les fonctions de juge ad hoc à la Cour internationale de justice. Il répond aux questions de Telquel.ma.

Telquel.ma: De nombreux rapports évoquent une instabilité de l’Algérie, prévoyant notamment la multiplication des émeutes et des manifestations d’ici deux ans. Partagez-vous cette analyse ?

Ahmed Mahiou: Oui et non. Les émeutes et les manifestations ont toujours existé en Algérie. Elles ne datent ni d’hier, ni d’aujourd’hui. Leur importance varie selon la ville, mais les Algériens sont habitués à descendre dans les rues. De plus, les manifestations n’ont pas toujours la même nature. Parfois, les revendications sont matérielles, parfois, les Algériens manifestent parce qu’il y a eu une coupure d’eau, ou qu’un service public est défaillant. Il se peut que les manifestations prennent une dimension politique. Donc, l’Algérie est habituée à ces manifestations et le pouvoir sait écouter le peuple. La principale arme pour manifester son écoute est l’augmentation des salaires grâce à la rentabilité pétrolière. Reste à savoir si le pouvoir pourra manifester son écoute au cours des prochaines années, alors que le prix du pétrole diminue.

Les élections législatives du 4 mai prochain contribueront-elles à apaiser les tensions?

On n’a pas encore de sondage pour déterminer l’état d’esprit des Algériens. Une bonne partie d’entre eux ne croient plus aux élections, et cela ne présume rien de bon pour ce qui est d’apaiser les tensions. Le taux d’abstention risque d’être, une nouvelle fois, important. Et plus le taux d’abstention est important, plus la situation est susceptible de s’aggraver… C’est un scénario pessimiste qui est privilégié, sans pour autant parler d’instabilité.

L’élite algérienne, « préoccupée davantage par ses intérêts particuliers » selon le Cabinet IHS Markit, a-t-elle aussi sa part de responsabilité dans cette éventuelle instabilité?

Pour le moment, comme je l’ai évoqué, l’instabilité n’est pas à l’ordre du jour. Si Bouteflika reste aux commandes, si sa succession n’est pas garantie, on pourra parler d’Algérie instable. Mais pas avant. Pour revenir au point soulevé par le cabinet, il y a une méconnaissance sur la véritable situation en Algérie. La société est composée de différentes élites, et non pas d’une seule élite comme il est mentionné dans ce rapport. Il y a une élite politique, une élite administrative, une élite économique et une élite culturelle. D’ailleurs, cette dernière révèle une liberté d’expression étonnante quand on voit les dessins de Ali Dilem, les écrits d’Amine Zaoui ou Kamel Daoud (respectivement caricaturiste, écrivain et journaliste, NDLR). Certaines élites sont dans le système et d’autres non. Certaines prônent un changement réalisable, d’autres se contentent de pérenniser leurs avantages. Chaque élite est différente de l’autre. L’élément préoccupant, susceptible de donner naissance à une instabilité, c’est le président malade. Ce pays de 40 millions d’habitants est gouverné par un président muet qui fait quelques apparitions médiatiques, mais qui ne s’est plus adressé à son peuple depuis 3 ans. C’est préoccupant.

En parlant du président algérien, qui pourrait assurer sa succession ?

Nul ne pourrait répondre à cette question. Le paysage politique est totalement flou en Algérie. Aucun parti n’est réellement dominant en dehors de celui que connait la scène politique algérienne actuelle. Donc on ne peut pas encore se prononcer. Les élections législatives pourront éventuellement dessiner le paysage politique, ce qui permettra d’avoir une idée sur le successeur de Bouteflika qui aura l’appui de l’armée.

Qu’est-ce qui vous pousse à envisager un scénario pessimiste pour parler de l’avenir de l’Algérie ?

L’Algérie a une démographie galopante. Depuis cette année, on compte un million de naissances par année. Comment avoir la garantie que chacun de ces jeunes aura un emploi? Utiliser la rente pétrolière ne sera pas suffisant. Toutes les réformes menées jusqu’à présent sont faibles, voire vaines. Il faudrait un plan plus sérieux avec des mesures réalisables et une véritable volonté politique pour l’appliquer.

Le scénario pessimiste que vous évoquez fait-il allusion à une recrudescence de l’islamisme radical ? Si oui, ce scénario pessimiste aurait-il des conséquences sur les pays voisins et plus précisément le Maroc ?

Je doute très sincèrement qu’un scénario pessimiste ait des conséquences sur les pays voisins et encore moins le Maroc. Je doute que les groupes islamistes s’implantent en Algérie et qu’ils prennent le pouvoir. Même si les frontières avec le Mali et la Libye peuvent susciter des inquiétudes, pour le moment, l’armée algérienne garde le contrôle.

Si des incidents se multiplient au Mali et en Libye, ils peuvent déteindre sur l’Algérie. Des groupes armés qui circulent au niveau des frontières avec ces pays pourront avoir la prétention de prendre le pouvoir en Algérie et apporter une alternative. La situation du pays n’est pas comparable à celle de la Syrie ou de l’Irak. L’armée est là pour que ces groupes ne prennent jamais d’ampleur. Je ne vois pas comment l’Algérie pourrait être déstabilisée par des groupes marginaux et encore moins le Maroc, avec leurs armées respectives, cela me semble impossible. L’armée algérienne sera là pour éviter que les hydrocarbures ne tombent dans les mains de ces groupes.

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