« Le bébé est mort». L’incipit de Chanson douce, second roman de Leïla Slimani, récompensé par le prix Goncourt le 3 novembre, est glaçant. Captivé par la précision de la plume de l’ancienne journaliste de Jeune Afrique, le lecteur remonte le fil du temps pour comprendre comment la nourrice des enfants de Paul et Myriam en est arrivée à les assassiner. “Coup de tonnerre”, “une vraie réussite”, “la lecture la plus ensorcelante du moment”, “un (macabre) enchantement”… la critique salue unanimement le livre de la Franco-Marocaine installée à Paris. Son premier roman, Dans le jardin de l’ogre (2014), dressait le portrait cru, déjà, d’une journaliste, jeune maman, accro au sexe, Adèle. Des similitudes de parcours entre l’héroïne et sa créatrice pouvaient laisser spéculer sur le degré autobiographique de l’ouvrage. Qu’importe, la romancière Leïla Slimani était née.
Leïla, elle, est née à Rabat il y a trente-cinq ans. Sa mère, Béatrice-Najat Dhobb Slimani est médecin franco-algérienne. Son père, c’est Othman Slimani. À la naissance de Leïla, il est président du Crédit immobilier et hôtelier (CIH) depuis 2 ans, après avoir été secrétaire d’État dans le gouvernement d’Ahmed Osman. En 2001, il fait partie de la trentaine de dirigeants cités dans l’affaire CIH pour détournement de fonds publics. Il sera définitivement lavé de tout soupçon en 2010, 6 ans après sa mort. Au moment où éclate l’affaire, qu’elle refuse toujours de commenter, Leïla s’est déjà envolée pour Paris après son bac à Descartes. Prépa littéraire, Sciences Po, ESCP (École supérieure de commerce de Paris), mais aussi le Cours Florent. En 2008, l’année de son mariage, elle entre à la rédaction de Jeune Afrique, après avoir démarré le journalisme au sein de la rédaction de TelQuel. Elle devient maman en 2011 et les boutons du Jardin de l’ogre commencent à bourgeonner dans son esprit. Chouchoutée depuis la rentrée, c’est au téléphone, dans les rues de Paris, que Leïla Slimani répond à nos questions.
(Interview publiée dans le numéro 734 de TelQuel du 8 au 14 octobre 2016)
TelQuel: Certains lecteurs sentent un saut qualitatif dans votre narration entre Dans Le Jardin de l’ogre et Chanson douce. Partagez-vous cette impression ?
Leila Slimani: À la fin du Jardin de l’ogre, j’étais consciente des défauts du premier roman, comme je suis consciente des défauts de Chanson douce. L’écriture est un éternel recommencement. On essaye toujours de corriger les défauts du précédent, d’aller plus loin, d’avoir plus de souffle. Mais je pense qu’il y a une filiation entre les deux romans. C’est ce que les critiques ont noté, je pense.
Vous vivez en France. Vous situez aussi vos romans en France. Est-ce un choix ou une contrainte de l’éditeur ?
Pas du tout. L’éditeur n’a aucune exigence. Je ne fais que proposer un manuscrit. Je situe mes romans en France comme je pourrais les situer en Chine. Je le fais parce que les personnages qui m’apparaissent y habitent. Paris c’est ma ville, j’ai envie de raconter Paris. On raconte les histoires qui nous viennent. Pour moi, la question ne se pose même pas.
Avant Le Jardin de l’ogre, vous aviez écrit un premier manuscrit, que vous aviez soumis au Seuil. Où est-il ce premier livre ?
Dans un tiroir. C’était un truc qui parlait un peu de moi, mais raté. Il ne sera sans doute jamais retravaillé.
À la télévision française, on vous a souvent demandé si l’héroïne du Jardin de l’Ogre, Adèle, femme à la libido insatiable, était un personnage autobiographique. Surtout pour vous renvoyer l’image d’une Maghrébine libérée. Quand ça fait 15 ans qu’on vit en France, quel effet ça fait ?
Je suis née avec la nationalité française et je me suis toujours sentie 100% française et 100% marocaine, donc je n’ai jamais eu de problème par rapport à ça. Le regard de l’autre je m’en fiche complètement. Je ne me laisse pas enfermer dans des identités. Ce serait un peu malvenu de ma part de me plaindre alors que c’est beaucoup plus une souffrance pour des gens qui sont nés en France, qui ont des noms maghrébins, et qui sont constamment ramenés à leur identité maghrébine. Pour moi, c’est différent. J’ai une “vraie” double nationalité, une vraie double appartenance. Donc, que les gens me ramènent à mon identité marocaine, eh bien tant mieux, je suis marocaine.
Vous rendez souvent hommage à Tahar Ben Jelloun. Il a été votre mentor pour entrer chez Gallimard ?
Je suis entrée chez Gallimard par moi-même, en envoyant mon manuscrit. Mais il est vrai que Tahar m’a immédiatement manifesté son soutien et son intérêt. Il m’a donné des conseils très précieux, que je n’oublierai pas. Je l’avais interviewé plusieurs fois lorsque j’étais à Jeune Afrique. Notre considération mutuelle est devenue une amitié. C’est quelqu’un de très drôle, de très vif, avec qui je ris beaucoup. On aime bien parler ensemble de l’actualité du Maroc, se faire des blagues marocaines et on parle évidemment beaucoup de littérature. Il a toujours été d’une très grande générosité avec moi, et ce n’est pas anodin dans nos métiers. C’est quelqu’un de très important pour moi.
Comme lui, vous signez désormais une chronique hebdomadaire sur Le360.ma. Ce n’est pas anodin non plus ?
J’avais surtout envie de parler de culture et de littérature, parce que c’est un peu absent. C’est l’envie de partager mes goûts, tout simplement. J’ai parlé de Salman Rushdie et de l’association dont je suis marraine (Enfance Maghreb Avenir, qui réhabilite et construit des infrastructures scolaires, ndlr). Je parle des romans qui sortent, des pièces de théâtre que je vois… Et puis, j’essaye de porter un regard personnel sur l’actualité.
Parmi ces figures que vous admirez, il y a également le journaliste Hamid Berrada.
Hamid Berrada est un de mes meilleurs amis. On se connaît depuis presque dix ans. On a travaillé ensemble, dans le même bureau. Il m’a beaucoup appris, m’a fait beaucoup souffrir aussi (rires). Je lui dois énormément sur le plan intellectuel, sur le travail de journaliste, sur la connaissance du Maroc. On appartient à des générations très différentes, du coup on s’engueule, on confronte nos points de vue, mais on adore ça. Quand j’ai quitté Jeune Afrique, il a continué à me suivre. Comme j’ai perdu mon père très jeune, Hamid Berrada et Tahar Ben Jelloun me rappellent sans doute ma figure paternelle. À la fois par leur côté marocain, leur personnalité, leur goût pour la culture, leur bienveillance à mon égard aussi.
Y a-t-il également des figures féminines qui vous inspirent ?
Ma mère, bien sûr. Je l’admire beaucoup pour sa liberté, sa fantaisie et son courage. Elle est ma guide pour beaucoup de choses. Narjiss Nejjar aussi, qui est une amie, on échange sur la vie ou sur nos projets d’écriture. Il y a, bien sûr, Fatima Mernissi. Elle était très proche de mon père, à la faculté à Fès dans les années 1960. Ils s’adoraient. Quand mon premier roman est sorti, elle est venue me voir à la librairie Kalila wa Dimna, à Rabat. C’était très émouvant. Je lui ai d’ailleurs dédié mon prochain livre, Sexe et mensonges. C’était une femme libre, remarquable.
Vous avez joué dans Wake up Morocco, de Narjiss Nejjar, en 2006. Racontez-nous cette expérience.
C’était merveilleux de découvrir le monde du cinéma. J’adore savoir ce qui se passe derrière, dans les coulisses. De la même manière qu’un écrivain, le réalisateur doit savoir quelles énergies mettre en branle pour construire son œuvre. La carrière de comédienne n’était pas du tout faite pour moi, mais j’ai beaucoup aimé découvrir cet univers.
Dans le Jardin de l’ogre va être adapté à l’écran. Vous pourriez y jouer un rôle ?
Jamais de la vie. (Rires) Je ne suis pas comédienne.
Et dans les coulisses de l’édition, comment ça se passe ? Quel regard portez-vous sur ce sérail parisien ?
Je ne fréquente pas du tout ce milieu. Je donne mon manuscrit, le livre sort, je fais la promotion de mon livre, je vais dans des salons, mais je ne suis pas du tout éditrice, ni lectrice.
Vous êtes en lice pour les prix Renaudot, Flore et Goncourt, ça n’implique pas de manœuvrer un minimum ?
Pas du tout ! Les maisons d’édition peut-être, mais pas les écrivains. Au quotidien, je réponds à des interviews, j’ai des signatures dans les librairies. C’est ça mon travail. Je crois qu’il y a beaucoup de fantasmes là-dessus. Je ne sais pas ce que font ou pas les maisons d’édition, mais nous, les écrivains, nous faisons notre boulot. On se contente d’écrire des bouquins, de les défendre dans les médias et auprès de nos lecteurs.
Le prochain livre à défendre sera un roman graphique sur la sexualité des femmes au Maroc, aux éditions Les Arènes ?
Il va y avoir un essai dans un premier temps, en janvier : Sexe et mensonges, publié aux Arènes. Il sera ensuite adapté, au cours de l’année, en roman graphique. C’est sur la sexualité des femmes au Maroc. C’est une série d’entretiens, des paroles brutes que j’ai recueillies auprès de femmes pendant la tournée de présentation de mon livre Dans le jardin de l’ogre. Beaucoup sont venues me voir pour me raconter leurs histoires, leur intimité, leur rapport à la sexualité. C’était tellement frappant que j’ai mis ces témoignages sur papier. Ça a intéressé les Arènes, donc je suis allée voir d’autres femmes pour leur demander de me raconter. Entre les témoignages bruts, il y a quelques chapitres où j’analyse, ou en tout cas je donne mon avis. C’est un travail plus journalistique que de romancière.
Qu’est-ce qui ressort de ces entretiens sur la sexualité des Marocaines ?
Ce qui m’a surtout frappée, c’est l’immense écart entre la pratique et les normes qu’on impose, qu’elles soient législatives, sociales ou familiales. Une espèce de dichotomie avec d’un côté une apparence qui se veut vertueuse, tellement vertueuse qu’elle en devient impossible à atteindre. Et de l’autre, une pratique sexuelle qui met les femmes dans une situation de mensonge, de dissimulation, de double jeu. Cet écart est de plus en plus douloureux et compliqué à tenir. On le voit bien dernièrement avec les différents scandales sexuels qu’il y a eus. Tout ça est à mon avis générateur de beaucoup de violence, d’arbitraire, et d’une volonté de se faire justice soi-même. Cet écart et la dangerosité qu’il implique m’ont beaucoup frappée.
Est-ce que votre engagement pourrait devenir un engagement politique ?
Je n’ai pas du tout envie de m’inscrire en politique ni en rien du tout. Pour vivre heureuse, j’ai envie de vivre cachée, de rester chez moi et d’écrire des livres.
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