Ta vie en l'air. Repas de crise

Par Fatym Layachi

Aujourd’hui, tu as été convoquée à déjeuner. Ta mère t’a appelée, t’a à peine laissé le temps de dire bonjour et t’a balancé un “on déjeune chez ta tante à treize heures”. Elle ne t’a bien évidemment pas demandé si tu avais déjà un truc de prévu ou si ce plan t’intéressait. Aujourd’hui, pas de politesse ni de courtoisie. Quand ta mère reprend son droit de veto sur ton emploi du temps et qu’elle t’infantilise à ce point, tu sais que l’heure est grave. Qu’a-t-il bien pu se passer ? Ta tante a découvert une nouvelle infidélité de ton oncle ? Ta cousine a décidé de se refaire les seins pour la troisième fois ? Ton cousin va épouser cette fausse blonde avec laquelle il s’affiche au resto depuis trois mois ? Non quand même pas !

Enfin bref, tu avais prévu d’essayer un nouveau bar à salades avec un de tes collègues, tu vas aller manger un tagine. Tu te croyais autonome et libérée, tu redeviens bent nass qui va assoir son cynisme sur les tlamet de ta tante. Il est treize heures cinq, tu arrives sur le palier, tu ne sonnes pas, tu sais que la porte est ouverte les jours de déjeuners familiaux. Ton cousin est dans l’entrée, au téléphone comme d’habitude. Si sa productivité était proportionnelle à son forfait téléphonique, il aurait pu régler le conflit du Proche-Orient, la faim dans le monde et trouver de l’eau sur Mars. Mais il a d’autres priorités : il parle. Il t’envoie un bisou avec ses doigts et mime avec ses lèvres “J’y vais. Déjeuner. Boulot.” Il y a des gens qui font des affaires, ton cousin préfère les repas d’affaires. Un jour tu aimerais bien comprendre de quoi il peut parler autant pour faire si peu. Tu arrives dans le salon, la table est dressée, ta cousine est sur WhatsApp. Elle a rencontré un mec, elle sourit comme une idiote en regardant son écran. Elle a l’air niaise, elle est heureuse. Ta mère est déjà là, tu l’entends donner des ordres dans la cuisine. Elle vous rejoint, t’embrasse et te balance un “quand même, tu aurais pu te coiffer” . Tu as très envie de lui répondre que malheureusement tu as deux ou trois choses à faire de tes journées, mais comme c’est ta journée d’infantilisation, tu ne dis rien à part un “oui maman” à moitié convaincu et pas convaincant. Ta tante n’a pas l’air d’être là, tu t’apprêtes à demander après elle quand tu entends le cliquetis de ses talons sur le marbre et son “coucou” dont le trop de syllabes résonne dans le vide de l’entrée. “Désolée je suis en retard, la circulation est infernale”. En même temps, ce n’est pas comme si elle avait l’habitude d’arpenter la ville.

Elle n’est pas habillée comme d’habitude. Quand elle va dans ce qu’elle considère être des Hay Moulay b3id, Madame ta tante aime se sentir “décente” comme elle dit. Parce qu’“on ne sait jamais”. Ce que tu sais en revanche c’est que dans son 4×4 qui vaut quatre logements sociaux, elle est tout sauf décente. Enfin bon, si elle est comme ça aujourd’hui c’est parce qu’elle revient de chez sa voyante. Et en fait, la raison de ce déjeuner est de parler de tous les super-conseils que lui a donnés l’Hajja. Parce que, bien évidemment, son altruisme légendaire l’a conduite à raconter ta vie et celles de tous tes cousins-cousines à une illustre inconnue pour qu’elle les commente dans ses cartes. Et selon elle, il faut absolument que tu te sépares de ce mauvais œil qui te pèserait et te bloquerait même ! Tu as l’air dubitative, ta tante essaye de te convaincre : “C’est comme une psy mais ça me coûte beaucoup moins cher”. C’est surtout plus pratique. Au lieu de se remettre en question et d’essayer de résoudre ses problèmes, ta tante paye quelqu’un qui lui vend des incantations et lui fait croire qu’en faisant fondre du plomb, elle se sentira plus légère. Et ça marche ! C’est tout de même prodigieux que ce pays ait réussi à rendre essentiel l’immatériel.