Décalages. Leçon japonaise

Par Souleïman Bencheikh

Une image entre toutes a frappé mon imaginaire de citoyen au royaume du soleil couchant. Une image venue des antipodes, du Japon plus précisément. Le 11 mars, l’empereur Hakihito, accompagné de son épouse, adressait un discours à la nation, un événement aussi rare que médiatisé, censé redonner du moral à un Japon encore marqué par la catastrophe de Fukushima. Il y a trois ans en effet, alors que le monde arabe faisait sa révolution, le Japon faisait face, lui aussi, à un accident d’une ampleur encore plus imprévisible. Séisme, tsunami, catastrophe nucléaire, le bilan fait froid dans le dos : plus de 18 000 morts sans compter les innombrables blessés et des pertes estimées à 210 milliards de dollars. Pour le Japon, 2011 était une année zéro. Elle laissait un pays groggy mais pas abattu.

Car l’Empire du soleil levant en a connu d’autres, lui qui se targue d’être dirigé par la plus ancienne dynastie au monde. Selon l’historiographie traditionnelle, le titre d’empereur du Japon serait resté dans la même branche patrilinéaire depuis des débuts légendaires au VIIe siècle av. J-C. Il est en tout cas vraisemblable que depuis le premier empereur historique (fin du IIIe siècle), les souverains successifs ont maintenu entre eux d’authentiques liens de consanguinité. Cette apparente linéarité cache mal la compétition pour le pouvoir à laquelle ont été soumis les différents empereurs. Tantôt prisonniers de shoguns tout puissants qui exerçaient l’effectivité du pouvoir, tantôt condamnés à n’avoir qu’une influence discrète mais certaine en plaçant un de leurs alliés sur un trône factice, ils furent aussi de véritables divinités sur terre parfois tentés par l’exercice absolu du pouvoir.

Il n’est d’ailleurs pas anodin de constater que, lorsque le Japon entame son rattrapage technologique, économique et politique sur l’Europe, à la fin du XIXe siècle, il le fait sur un modèle autoritaire, celui de la révolution Meiji, insufflée par le haut. Dans les années 1930 et 1940, c’est la collusion entre l’empereur et une armée devenue de plus en plus impérialiste et incontrôlable qui aboutit à la retentissante défaite de 1945. Le Japon est alors en cendres. On aurait pu croire qu’à la faveur de cette défaite, le régime impérial disparaîtrait. C’était compter sans les Etats-Unis qui se sont non seulement attachés à préserver le prestige de l’empereur mais à reconstruire l’économie nippone.

Et c’est ce qui permet aujourd’hui au Japon de livrer au monde une leçon d’abnégation tous azimuts. Peu de peuples ont autant la conscience de leur particularisme et de leurs traditions tout en ayant à ce point épousé les contraintes et les opportunités qu’offre la modernité. Une nation sans ressources particulières, si ce n’est celle de sa population, unie par une même tradition et enracinée dans un même territoire depuis les prémices de l’Histoire. C’est comme cela qu’il faut comprendre la force de ce peuple : il n’y avait pas plus puissant comme symbole que ce couple impérial venu tout droit d’un autre temps pour rassurer. L’empereur n’a certes plus aucun pouvoir constitutionnel depuis 1946, mais c’est paradoxalement à ce prix que sa légitimité n’a pas été écornée. Ainsi, pas de crépuscule impérial en vue au pays du soleil levant.

 

Pendant ce temps, à l’ouest rien de nouveau non plus. Le roi règne et gouverne, englué dans la confusion de ses pouvoirs temporels et religieux, tiraillé entre élites concurrentes, entre tradition et modernité. Roi businessman, roi cool, roi diplomate, roi arbitre, roi citoyen, etc. En étant tout cela, il est tout sauf à l’abri.