Pour étouffer le désir d’indépendance du Maroc sous protectorat, le sultan Mohammed V est expédié par la France en Corse, puis à Madagascar. Il part en victime du colonialisme et revient en héros de la nation. Récit de ses années d’exil.
Le 20 août 1953, la veille de l’Aïd El Kébir, 22h07. Un DC3 atterrit sur l’aérodrome de Campo del Oro à Ajaccio. Le sultan Mohammed Ben Youssef est à son bord, le prince héritier l’accompagne, le reste de la famille et sa suite sont aussi du voyage. Le vol a duré 7 heures dans un confort spartiate, militaire. La famille royale a fait Rabat-Ajaccio à bord d’un avion qui accueille en temps ordinaire les parachutistes de l’armée française. “Des policiers français chargés de notre surveillance passaient sans un regard, tenant à la main des sandwichs au jambon. Bref, ça sentait le troufion”, raconte Hassan II dans La mémoire d’un roi.
C’est que le sultan n’est pas en voyage d’agrément. Bien au contraire. Il vient d’être destitué par la France. Une poignée d’heures plus tôt, des engins blindés encerclent son palais de Rabat. Le général Guillaume, résident général, vient réclamer son abdication, condition sine qua non, selon le protectorat, pour mettre fin aux troubles. Le sultan refuse depuis un certain temps de désapprouver l’Istiqlal, vecteur des revendications nationalistes, et louvoie pour éviter toute condamnation ferme de la violence. Mohammed V refuse d’abdiquer. Le couperet tombe. Le général Guillaume, pistolet à la main, lui annonce sa destitution et l’obligation de quitter le royaume. Avec effet immédiat et départ sur le champ. Une limousine noire et huit cars de police l’attendent à l’extérieur du palais pour l’accompagner à l’aéroport militaire de Rabat.
Aux environs de 15h, c’est un sultan qui décolle du Maroc. En ce début de soirée corse, c’est un homme inquiet du sort qu’on lui réserve qui atterrit à Ajaccio. Sur le tarmac, l’attendent le préfet de Corse et un détachement de gendarmes mobiles, prêts à lui rendre les honneurs. Mohammed V, “craignant qu’il s’agisse d’un peloton d’exécution, refusa de descendre de l’avion (…) Il n’aurait accepté de débarquer qu’après que toutes les garanties lui aient été données”, écrit dans ses mémoires le haut fonctionnaire de l’Intérieur, Jean-Emile Vigié, chargé de coordonner l’arrivée du sultan en Corse.
Zonza ? C’est où Zonza ?
Une fois le pied posé sur l’île, Mohammed V snobe le dîner offert par le préfet en refusant de manger. Le prince héritier, affamé, dévore quant à lui tous les plats. Il se fait sermonner par son père qui trouve l’appétit de son fils déplacé après les évènements de la journée : “Mais vous n’avez aucun amour propre, comment vous et votre frère pouvez trouver le moyen de manger comme des ogres dans des circonstances pareilles, ce n’est pas croyable”, s’indigne-t-il. Moulay Hassan, embarrassé, se dérobe : “Ecoutez, sire, ils ont voulu nous tuer avec ce voyage, je ne vais pas leur donner en plus le plaisir de mourir de faim”.
Mohammed V est l’hôte du préfet une quinzaine de jours. Mais le haut fonctionnaire se fait du mouron. La présence du sultan destitué et de sa nombreuse suite fait désordre au palais Lantivy qui abrite les locaux de la préfecture. Qui plus est, le préfet est “très inquiet du problème du règlement des frais importants qui en résultaient”, rapporte Jean-Emile Vigié. Il sollicite et obtient l’autorisation de l’installer dans l’arrière-pays corse. Fini le confort douillet des lambris de la république. Mohammed Ben Youssef va tâter à la rusticité de l’île de Beauté.
Le cortège du sultan parcourt une centaine de kilomètres sur une route de montagne, tout en lacets, et débouche sur un bled paumé au nom exotique pour des Marocains pure souche, Zonza. Là, Mohammed V découvre l’endroit où il devra désormais loger avec sa famille et sa suite : l’hôtel du Mouflon d’Or. Un panneau promet à la clientèle de l’établissement un “confort moderne à des prix modérés”. La publicité est trompeuse. “Le décor était minable, la place mesurée, il s’agissait davantage d’un campement que d’une installation digne de ce nom”, juge le docteur Henri Dubois-Roquebert, le chirurgien de Mohammed V, lors de sa visite au sultan.
Les exilés déambulent au milieu de caisses entassées, certaines faisant office de sièges de fortune, loin, très loin, du lustre du palais royal de Rabat. Moulay Hassan, ironique, parle d’un “eden zonzais”, où tout est “calme, trop calme”. Le prince héritier et son père sont coupés du monde, sans moyens de liaison avec les nationalistes, et ignorent de quoi demain sera fait. “Le temps fraîchit de jour en jour et notre patience, si elle n’est pas à bout, s’épuise à grands flots. Nous passons le jour à attendre la nuit et la nuit, nous dormons, en attendant le jour. Cycle parfait, régulier, tout à fait animal”, philosophe Moulay Hassan. Le sultan tente de maintenir “l’esprit Makhzen”, selon l’expression de Dubois-Roquebert, en reconstituant l’atmosphère du palais royal lors des repas. Dans la salle à manger de l’hôtel, Mohammed Ben Youssef et le prince héritier trônent en tête à tête à la même table, alors que les autres membres de la famille se regroupent à d’autres.
Les premiers temps, le service est assuré gracieusement par des membres du personnel de l’hôtel Crillon. Le palace parisien a voulu ainsi faire un petit geste commercial pour le sultan qui y avait ses habitudes avant son exil. Mais ni la solennité des dîners en famille, ni les serveurs tirés à quatre épingles du Crillon ne peuvent masquer la réalité. L’ex-sultan est bel et bien un prisonnier. Les fenêtres de l’hôtel sont éclairées la nuit par de puissants projecteurs pour contrer toute tentative de se faire la belle, et empêchant, du coup, le sommeil de Mohammed V et de sa suite.
Un colis encombrant
Les exilés souffrant de plus en plus du froid, les autorités françaises décident de les transférer dans la ville de l’île Rousse où le climat est plus clément. Mohammed V y passe trois mois, vivant quasiment reclus à l’hôtel Napoléon Bonaparte. Amaigri, soucieux, déprimé. Le comte Clauzel, qui connaît bien le sultan en tant que conseiller chérifien, découvre un autre homme lorsqu’il lui rend visite. Mohammed V est “prostré, mal rasé”, il paraît “sensiblement plus que les 44 ans de son âge”. “Habitué à une vie active et à la pratique des sports, (il) refusait de prendre l’air et (…) se considérait comme un persécuté”, témoigne-t-il.
Emissaire des autorités françaises, le comte Clauzel est porteur d’un message qui n’est pas fait pour remonter le moral du sultan. Le conseiller chérifien l’informe que le gouvernement français a décidé de le transférer à Madagascar. Le Maroc est en pleine ébullition depuis l’envoi en exil de Mohammed V. La France, qui craint un coup de force des nationalistes, considère que la Corse est encore trop proche du Maroc. Il est impossible d’empêcher les exilés de communiquer avec les indépendantistes marocains, voire avec ceux des autres pays d’Afrique du Nord où le combat antifrançais est commun.
Les autorités françaises se méfient tout particulièrement du prince héritier Moulay Hassan (lire encadré). Selon une note des renseignements, il “entretiendrait une correspondance suivie avec les leaders de l’Istiqlal” par l’intermédiaire d’une boîte postale pas ordinaire : “Une courtisane qu’il rencontrerait dans une maison”, ajoute la note. Solidarité arabe oblige, les autorités françaises craignent aussi “une tentative de la Ligue Arabe de faire évader Moulay Hassan pour l’installer à Tanger (zone internationale à l’époque, ndlr) afin qu’il forme un gouvernement de résistance”. Qui plus est, le général Franco a pris position en faveur du sultan déchu. Un soutien qui entre en ligne de compte dans la décision de l’éloigner.
Mohammed V fait part de son indignation au comte Clauzel, lui expliquant ne pas vouloir faire les frais des bisbilles coloniales entre la France et l’Espagne. Il refuse d’être traité “comme un simple bétail (…) L’enverrait-on au pôle sud la prochaine fois que la France aurait à se plaindre de l’Espagne ?”. Presque, à vrai dire. Les autorités françaises ont songé à l’expédier de l’autre côté de la terre. A Tahiti, histoire de “snooker” Mohammed V définitivement. Mais la France a buté sur l’impossibilité d’une île. Cela lui serait revenu trop cher et on n’a pas trouvé de demeure assez spacieuse au pays des Vahinés pour loger l’ex-sultan et sa smala.
D’une île à l’autre
“DC-4 militaire indicatif FRAFA venant de Brazzaville sur Tananarive 28 ou 29 janvier transporte ex-sultan et suite…”. C’est par ce message lapidaire que le haut commissaire à Madagascar, Robert Bargues, annonce l’arrivée du sultan déchu et de sa famille sur la “Grande île”. Après un périple de 7000 km et plusieurs escales, l’avion transportant Mohammed V, ses deux fils, sa deuxième femme enceinte de six mois et ses huit concubines, atterrit finalement le 28 janvier en matinée à l’aéroport de Tananarive, ville transit à partir de laquelle la famille royale rejoindra sa destination finale, Antsirabé. L’escale, qui est de courte durée, montre à quel point le sultan s’inquiète toujours du sort que la France lui réserve : avant de descendre de l’avion, Mohammed Ben Youssef envoie d’abord son fils aîné, pourtant très malade, en éclaireur. La scène ressemble à un thriller américain. Moulay Hassan descend de l’avion, vêtu d’un costume bleu sombre, lunettes de soleil masquant son regard, scrute les lieux, un peu hésitant sur le terrain avant de remonter dans l’avion rassurer son père. RAS, le sultan peut descendre.
Un thé est servi à l’aérogare, le temps de souffler un peu avant l’ultime étape d’Antsirabé. Là-bas, c’est tout un dispositif qui se met en place pour héberger l’exilé et sa suite. Le centre militaire où il doit être logé est vidé de ses occupants, généralement des retraités militaires venus profiter des bienfaits de cette ville thermale connue pour ses eaux bicarbonatées et sodiques. L’hôte royal est “choyé”, titre en Une un journal malgache : la vaisselle en porcelaine du camp militaire est remplacée par de l’argenterie. On y installe aussi des tapis en laine et des réfrigérateurs, tandis que du personnel malgache, arrivé en renfort, s’affaire en cuisine.
Mais pas de quoi pavoiser. L’accueil est froid. Si Mohammed Ben Youssef avait encore un doute quant à son statut en Corse, Madagascar clarifie les choses. Aucun honneur n’est rendu à l’ex-sultan, comme l’appellent désormais les officiels français. La consigne du haut commissaire Bargues est claire : le souverain “doit être placé sous surveillance stricte police et garde éventuellement troupe sans communication avec l’extérieur” (sic).
Tristes tropiques
Abattu, fatigué par le long voyage, Mohammed V n’est pas au bout de ses peines. Son fils aîné a une fièvre de cheval. Le futur toubib du palais royal, François Cléret, qui n’est alors que simple médecin de la garnison malgache, diagnostique chez le patient un cas d’angine aiguë. Il lui administre, sous le regard inquiet de son pater, de la pénicilline. Le sultan, en djellaba usée, est tellement dans ses petits souliers que le docteur Cléret le prend pour un simple serviteur : “Celui que je prenais pour un domestique m’a demandé si c’était encore de la quinine… De quoi se mêle-t-il ? Ai-je pensé tout bas. Je lui ai dit : ‘Ne vous en faites pas, demain il sera guéri’”, raconte-t-il.
Moulay Hassan s’en remet, mais Mohammed V s’inquiète toujours pour le reste de la famille, sa première épouse Abla et ses trois filles qui doivent le rejoindre sur l’île dans les prochains jours. Il trouve l’endroit “trop exigu” et “inadéquat” pour héberger tant de monde. Et demande à ce qu’on lui trouve un autre endroit. Les Français lui proposent de s’établir à l’hôtel des Thermes d’Antsirabé.
Le sultan donne son accord pour cette solution qui deviendra définitive. Moulay Hassan, lui, n’est guère enthousiaste et parle d’un “établissement qui lui semblait évadé d’un roman de Joseph Conrad annoté par Marcel Proust”. Comprenne qui pourra… Le confort est assuré : un mois de travaux aura été nécessaire pour que le sultan et les 35 personnes de sa suite puissent vivre décemment à l’hôtel des Thermes. Une vingtaine de domestiques malgaches et comoriens, encadrés par un intendant et un maître d’hôtel européens, s’occupent de la suite du sultan. Des véhicules en nombre suffisant sont mis à leur disposition pour les déplacements.
Mohammed V semble “se désintéresser de tout, sauf de ce qu’il appelle sa vie familiale…”, comme le rapporte aux autorités françaises le diplomate Jacques Vandenboomgaerde, interlocuteur principal du sultan. A Antsirabé, “la vie est sans à coups et l’environnement avec ses montagnes usées est plutôt mièvre, ajoutant à la mélancolie du paysage”, décrit Max Jalade, envoyé spécial de Paris-Presse à Madagascar. Le sultan déchu prend ses petites habitudes dans cet univers prêtant plus à la neurasthénie qu’à la jovialité. Pour casser la routine, il se rend parfois dans la capitale, Tananarive, en excursion pour la journée. Vêtu d’un complet gris, nu-tête, les yeux masqués par des lunettes sombres, le souverain consulte son opticien, fait du shopping et mange dans un hôtel de la ville.
Rien n’y fait, il continue à s’apitoyer sur son sort. Il se compare à Abdelkrim Khattabi, cet autre exilé célèbre, et se considère surtout moins chanceux que ses oncles chérifiens, Moulay Hafid, qui finit ses jours à Enghien, à deux pas de Paris, Moulay Abdelaziz à Tanger ou encore au Bey de Tunis, qui a eu droit à un château en France comme résidence.
Moroccan way of life
Le sultan et sa famille sont nostalgiques d’un certain art de vivre marocain. De sang royal ou pas, ils luttent contre la ghorba (l’exil) comme n’importe quel immigré lambda loin de son pays, à l’aide de petits plats et senteurs du bled. C’est ainsi que Mohammed Ben Youssef confie une mission “capitale” au docteur Dubois-Roquebert qui fait de fréquents allers-retours entre le Maroc et Madagascar : lui expédier des pieds de menthe, du guedid, du Oud Qmari, des plats à tajine, des couscoussiers et des poêles à pastilla. Les exilés ont aussi leurs habitudes chez les couturiers locaux qui leur taillent sur mesure la garde robe marocaine classique.
Après quelques mois, “la djellaba du sultan est maintenant familière” pour la population locale. Il est devenu un élément du décor que les autochtones ont l’habitude de croiser le long des grandes avenues menant de l’hôtel des Thermes au centre ville, au marché et aux gargotes des commerçants où il effectue des achats réguliers pour sa famille. Mohammed V arpente souvent ces artères à pied, sa présence n’étonne plus personne, même si l’immense majorité des Malgaches ignore qui il est. Beaucoup pensent qu’il s’agit du “Négus ou du roi Farouk”, signale le journaliste Ignace Dalle.
Sur l’île, à majorité chrétienne, la seule chose qui excite encore la curiosité des habitants, c’est le nombre de femmes du souverain. Il promène tous les soirs sa ribambelle féminine, “par petites fournées”, note le journaliste Max Jalade. Elles restent un mystère pour la population locale qui, de tout le séjour du sultan, ne verra jamais leurs visages. Les femmes du harem avaient débarqué de l’avion toutes vêtues de la même gandoura grise et portant le même sac de voyage. Rien pour les distinguer les unes des autres, si ce n’est un voile de couleur différente masquant leurs minois. Près de deux ans plus tard, au retour d’exil, le harem du sultan embarquera dans le même anonymat. “Celles que nul n’a le droit de regarder s’avancent en file indienne. Sur la liste des passagers, elles seront numérotées de 1 à 23 et deviendront autant de ‘Madame X’”, décrit Max Jalade. Elles “s’engouffrent dans la cabine, relevant les pans de leur djellaba, découvrant de hauts talons et des chevilles gainées de soie”, ajoute le journaliste qui, aux premières loges, verra un tout petit bout de chair du “harem”.
Moins toutefois qu’une cartomancienne d’origine libanaise installée à Madagascar. Elle sera la seule, en dehors du sérail royal, à voir le visage des femmes du harem, qui la consultent régulièrement pour savoir si elles resteront dans les bonnes grâces de leur maître. En dehors des concubines du sultan, la voyante dit aussi la bonne aventure aux princes et aux princesses qui lui rendent visite chaque semaine.
Les 400 coups des princes
Du haut de ses 17 ans, Moulay Abdallah est insouciant, sans le poids des affaires publiques sur les épaules. Moulay Hassan a 25 printemps, veut le pouvoir, mais a le même désir de s’amuser que son jeune frère. Le résultat ? Beaucoup d’heures sup’ et de cernes pour le commissaire et les cinq policiers qui marquent les princes à la culotte. Un rapport de surveillance souligne que “la famille chérifienne, habituée à vivre comme il lui plaît, ignore totalement les horaires en usage chez les Occidentaux (…) Il faut jouir d’une solide santé pour faire face à de telles obligations (…) Or, nous ne pouvons, sans courir de très graves risques, négliger la surveillance de l’ex-sultan et de ses trublions d’enfants !”.
La journée, passe encore. Moulay Hassan et son frère font de la voile, du ski nautique et chassent le canard. Pas de quoi fouetter un chat. Ce sont les “sorties nocturnes trop fréquentes et trop bruyantes” des fils du sultan qui inquiètent leurs surveillants. D’autant que le climat est tendu avec les colons français de Madagascar, qui suivent les évènements au Maroc et s’inquiètent de la présence de la famille royale. Une nuit de janvier 1954, c’est le clash tant redouté. Le prince héritier, son frère et leur cousin Moulay Ali sont attablés à l’une des meilleures tables du Madrigal, une boîte de nuit de Tananarive. Une femme éméchée leur demande de lui offrir le champagne. Le trio s’exécute. Un homme, qui est arrivé accompagné par cette femme, n’apprécie pas le geste. Saoul, il la traite de “maîtresse à bicots”. Puis se met à insulter le trio princier : “Sales bicots”. Bientôt la femme s’y met aussi et couvre d’injures Moulay Hassan, son frère et son cousin. Un policier, qui colle aux basques des princes, les prie de regagner leurs pénates, avant que ça ne tourne à l’incident diplomatique.
Les rapports de surveillance relèvent aussi que le prince et son frère entretiennent des relations avec “quelques jeunes femmes faciles de la ville”. Tant qu’il ne s’agit que de ça, pas de soucis pour les autorités. Par contre, il arrive que cela tourne au vinaigre. Leur cousin Moulay Ali se fait un jour tabasser par un père qui lui reproche de fréquenter sa fille. Le prince héritier et Moulay Abdallah ne lui sont d’aucun secours, au contraire, la mésaventure de leur cousin les fait bien marrer.
Les princes, qui ne veulent pas restreindre leur train de vie même en exil, manquent d’argent. Leur père tient les cordons de la bourse serrés car, la France lui facturant très cher son séjour, il s’inquiète de l’état de ses finances. Moulay Hassan et Moulay Abdallah trouvent cependant une solution : ils vivent à crédit. Ils accumulent ainsi des ardoises chez les couturiers, dans les cafés, etc. Et refusent ensuite de payer leurs dettes. Un beau jour, des commerçants à bout de patience envoient un huissier rendre visite au prince héritier afin d’obtenir leur dû. Moulay Hassan accepte subitement de les payer car il craint que l’affaire n’arrive à l’oreille de son père.
Une autre fois, Mohammed V remet 551 000 francs au prince héritier pour le règlement d’une Renault Frégate. Moulay Hassan préfère garder l’argent “pour la satisfaction de ses menus plaisirs”, note un rapport de surveillance. La société qui a vendu la voiture décide d’envoyer un huissier délivrer une sommation au sultan afin d’obtenir la somme due. Le prince héritier, qui l’apprend, réunit l’argent et paye l’huissier avant qu’il n’informe son père. Encore une fois, c’est la peur du paternel qui a joué.
Mohammed…V comme Victoire
Au bout de 21 mois loin du Maroc, Mohammed V voit le bout du tunnel. Les négociations entre les nationalistes et la France sont presque achevées. Son exil devait mettre fin aux troubles au Maroc. Or ce fut tout le contraire, il a été à l’origine de deux années de violences. C’est que les nationalistes marocains, Istiqlal en tête, ont bien fait leur boulot auprès du peuple marocain, au point que la lutte pour l’indépendance et l’image du roi libérateur sont devenus consubstantiels (lire encadré). Le rétablissement sur le trône de Mohammed V est inévitable. Le sultan le sait et, tout comme son entourage, n’attend plus que l’annonce de la date de son retour.
La bonne nouvelle finit par tomber. Le voyage du retour est fixé au 28 octobre, le jour de l’anniversaire de la naissance du prophète. Mohammed V y voit un signe du destin : “Mon exil se termine le jour du Mouloud. C’est le jour de l’Aïd que j’ai quitté mon pays. Cette coïncidence ne s’explique que par la grâce de Dieu”, déclare-t-il à Max Jalade. Sauf que les voies du seigneur sont impénétrables. Du fait de la météo, le vol est repoussé de deux jours, le temps aussi pour le sultan de faire ses adieux à ses “amis” et fournisseurs malgaches. Il a aussi le temps d’accomplir la prière du vendredi, la dernière pour la route, et de célébrer la fête du Mouloud avec la population musulmane d’Antsirabé. “Le sultan laissera à la population le souvenir d’un homme respectable, courtois et pieux”, note Ignace Dalle. Impossible de remballer toutes les affaires de la famille dans une soute d’avion, une bonne partie des bagages reste donc à Antsirabé. Les jouets de la petite princesse Lalla Amina, née trois mois après l’arrivée de la famille à Madagascar, sont distribués aux enfants des domestiques, et les machines à coudre des femmes du sultan sont données à la ville pour les lépreux. Moulay Hassan, très porté sur la lecture durant ses deux années d’exil, fait don de sa bibliothèque à la Fondation des vieux coloniaux, ne gardant que deux ouvrages. Mais pas n’importe lesquels : Les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand et… la Bible.
Le jour J arrive enfin. Le 30 octobre au petit matin, après un dernier regard sur l’hôtel des Thermes, Mohammed V s’engouffre à bord d’une grosse Ford conduite par son fils aîné Moulay Hassan. Sur la route, le cortège royal est salué tous les 100 mètres par des gardes malgaches. A l’aéroport, le sultan a droit cette fois aux honneurs, rendus par “12 soldats en short et bandes molletières, portant des fusils Lebel avec baïonnettes au canon”, raconte Hassan II dans La Mémoire d’un Roi. Le contraste avec l’arrivée en prisonnier déprimé est frappant. A l’aéroport, le prince Abdellah immortalise avec un appareil photo l’embarquement pour l’album de famille. Il organisera deux semaines plus tard une séance de projection pour toute sa parentèle à l’occasion de la fête du trône, dans le sérail. Alors qu’à l’extérieur, c’est tout un peuple qui fête le retour de son roi.
Portrait-robot Moulay Hassan vu par les Français Soumis à une surveillance particulière lors de son séjour à Madagascar, le prince héritier fascine et exaspère à la fois ses matons. Dans leurs rapports quotidiens, ils listent les 7 péchés capitaux du futur roi du Maroc. Impopulaire Evolué Envahissant Provocateur Agitateur Superstitieux |
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