Harris/Trump : deux stratégies opposées dans la campagne électorale

Alors que la victoire de Donald Trump apparaissait probable à la mi-juillet, après la tentative d’assassinat dont il a fait l’objet et dans un contexte marqué par la performance calamiteuse de Joe Biden lors du débat ayant opposé les deux hommes fin juin, la donne a clairement changé. Biden a annoncé son retrait le 22 juillet et, peu après, sans même attendre sa Convention des 19-22 août, le Parti démocrate se mettait en ordre de bataille derrière sa nouvelle candidate, Kamala Harris, que les sondages placent au coude-à-coude avec Trump. Faut-il voir dans ce revirement une improvisation débridée ou un coup mûrement préparé ?

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Kamala Harris (démocrate) et Donald Trump (républicain) s'affronteront le 5 novembre prochain lors des élections présidentielles américaines. Crédit: DR

La stratégie démocrate : un référendum anti-Trump

Amorcée avec Biden, la stratégie consistant à faire du scrutin de novembre 2024 un référendum anti-Trump a été lancée en parallèle des mises en accusation judiciaires de l’ancien président. Dès avril 2023, le thème de la “défense de la démocratie” a permis à l’état-major démocrate de mettre au second plan la nécessité de défendre le mandat du président sortant et candidat à sa propre succession – une configuration qui pousse généralement à scruter avec sévérité le bilan du locataire de la Maison Blanche.

Les premières contre-performances médiatiques de Joe Biden, qui ont relancé avec fracas le thème de la sénilité d’un chef d’État tenté par le mandat de trop, puis la tentative d’assassinat de Trump ont, un temps, éclipsé cet avantage momentané. Mais la candidature Harris, entérinée juste avant la convention démocrate, opère un complet renversement du jeu. L’attention se focalise de nouveau sur les excès de Donald Trump. C’est une manière de retourner la moindre notoriété de Harris en atout dans la campagne, de façon à ce qu’elle apparaisse comme la représentante, dans son duel face à Trump, du camp de la modération et de la responsabilité.

Ses positions sont volontairement plus prudentes que celles de son adversaire. Alors que ce dernier s’emploie à la présenter comme une gauchiste radicale, elle affiche un programme visant à convaincre les classes moyennes. Favorable au gaz de schiste (fracking) comme à une régulation des prix, discrète sur les revendications liées au genre ou à la “race”, Harris déplore les victimes du 7-Octobre autant que celles de Gaza. Son soutien au droit à l’avortement est plus assumé, dans un contexte où la décision n’appartient pas à la présidence. Sa première interview donnée le 29 août sur CNN, aux côtés de son colistier Tim Walz dans l’État-clé de Géorgie, illustre clairement cette ligne centriste et défensive.

Une reconnexion avec la “working class”

Tournée vers les militants et les sympathisants, la convention démocrate a été l’occasion de faire l’éloge de l’enthousiasme et de la combativité, sous le signe des slogans “Freedom”, “Joy”, “Not going back” ou encore “When we fight, we win”. On y a célébré le sens commun (common sense), un slogan traditionnellement associé au souci de transcender les différences partisanes.

La figure de Tim Walz, actuel gouverneur du Minnesota, en appelle à plusieurs électorats-cibles de la campagne démocrate. Bien que né en 1964, la même année que Kamala Harris, il est là pour conquérir le vote des électeurs âgés et blancs, ceux qui avaient été séduits par Biden en 2020 mais se reconnaissaient moins dans la candidature d’une femme de couleur.

Dans le même temps, ses positions plus “libérales” (permis de conduire pour les immigrants illégaux, soutien aux droits des transgenres, constitutionnalisation de la “liberté de procréation”…) rassurent l’aile gauche du parti. L’homme s’adresse aussi à la partie peu diplômée des classes moyennes.

Ayant grandi dans l’État rural du Nebraska, mettant en avant sa passion pour la chasse, il n’est ni juriste ni issu d’une prestigieuse université. Sa carrière s’est faite dans le service public (garde nationale, enseignant dans le secondaire d’État), un milieu particulièrement actif dans le paysage syndical.

Les Démocrates savent que pour espérer l’emporter, ils devront élargir leur soutien au-delà des classes urbaines éduquées, des immigrants et des minorités sexuelles. C’est pourquoi ils comptent sur la modification des équilibres partisans dans un certain nombre d’États. Le vote des banlieues, traditionnellement républicain, a basculé chez leurs adversaires depuis la présidentielle de 2016.

Cela s’explique par des évolutions démographiques qui, en raison d’un coût de la vie qui y est plus abordable, grossit les périphéries des grandes villes dans des États plutôt républicains (Arizona, Texas…). D’où l’accroissement dans ces zones urbaines de la diversité ethnique et du niveau de diplôme, là où le vote Trump reste plutôt blanc et non diplômé. Le vote des femmes y sera déterminant. Il est déjà scruté avec fébrilité par les Républicains depuis que la Cour suprême a mis fin à la protection fédérale de l’avortement en 2022. Souvenons-nous que les élections de mi-mandat avaient vu un net basculement du vote féminin de banlieue dans le camp des Démocrates.

Trump et la chasse aux abstentionnistes

De son côté, Donald Trump conduit une tout autre stratégie. Il mène une campagne décliniste visant à provoquer le sursaut nationaliste et “nativiste” des classes populaires. D’où ses appels du pied aux milieux conspirationnistes. Son souci est de compenser la perte annoncée des électeurs républicains modérés et indépendants par un surcroît de participation chez les Américains ne votant pas ou peu. Annonce d’un cataclysme économique, d’une explosion du prix de l’essence et même d’une troisième guerre mondiale : tout est bon pour réveiller cette part de la population et l’inciter à aller aux urnes. Non sans une certaine efficacité. Peur, colère et xénophobie demeurent un puissant levier de mobilisation.

Durant l’été, Donald Trump a multiplié les déclarations tapageuses pour attirer l’attention de ces publics peu informés et faiblement éduqués. Il a ainsi pu qualifier Kamala Harris de “folle”, de “menteuse”, de “moins intelligente” que Biden ou, faisant référence au droit à l’avortement, la taxer d’être favorable à “l’exécution de bébés”.

En diabolisant Harris, par exemple en l’accusant d’être “devenue noire pour des raisons électorales”, Trump s’emploie à casser sa dynamique de “rassemblement” et de ralliement de l’électorat médian. Harris ne s’est pour l’instant pas laissée entraîner sur ce terrain. Mais les grands débats télévisés n’ont pas encore eu lieu.

Ces provocations ont un double avantage. Comprises de tous, elles confortent un profil anti-establishment dans lequel peuvent se reconnaître les abstentionnistes. Second avantage : reprises à l’envi par les médias (même pour s’en offusquer), ces saillies verbales offrent à Trump un temps d’antenne gratuit alors que la “couverture” audiovisuelle est, aux États-Unis, le poste le plus coûteux d’une campagne.

Les limites d’un style offensif

Le choix comme colistier de J.D. Vance, millionnaire de 40 ans et sénateur de l’Ohio, est l’exemple typique du coup dégainé trop tôt. Il avait une pertinence lorsque Biden était dans la course : l’âge était alors le thème prédominant de la campagne. Mais avec le ticket Harris-Walz, les Républicains se révèlent plus démunis.

D’abord pour attirer le vote féminin, alors que le thème du droit à l’avortement a refait surface. La candidate démocrate insiste sur cet enjeu avec plus de force que Biden. Ce n’est pas sans raison si, fin août, elle s’est lancée sur le thème “Fighting for Reproductive Freedom” dans sa tournée en Floride, un État républicain où une législation restrictive pourrait être adoptée. Vance, évangélique converti au catholicisme en 2019, a pris des positions confortant le camp conservateur. Au grand dam de Trump qui avait su rester évasif. Le style très offensif de Vance était censé initialement donner une apparence plus modérée à Trump qui s’était un temps déclaré favorable à un délai supérieur à six semaines pour avorter, ou à un financement fédéral de la fécondation in vitro. Mais le tournant stratégique des Démocrates rend vains ces calculs et ces espoirs.

On assiste depuis à un retour à la ligne de conduite du scrutin de 2016. Pour les Républicains, il s’agit de faire oublier que Trump a perdu l’élection de 2020 et de le présenter comme un sortant allant à sa réélection. Ses équipes de campagne maximisent sa visibilité. Distancé dans la levée de fonds, le candidat sait devoir multiplier les conférences de presse et grandes interviews (notamment avec Elon Musk ou “Dr. Phil”), moins onéreuses. Les thèmes en sont récurrents : vie chère et insécurité à la frontière sud. Maintenant qu’il est le candidat officiel du GOP, Donald Trump a remisé sa rhétorique aux relents nazis et ne dit plus qu’il sera “dictateur d’un jour”. Des enjeux plus directs sont privilégiés, comme les réductions d’impôt, un classique du Parti républicain.

L’obtention du retrait de Robert F. Kennedy Jr. est indéniablement un point gagné dans cette campagne. Ce développement pourrait faire pencher la balance en faveur de Trump en Pennsylvanie et dans les États de la Sun Belt. Mais l’électorat est encore loin d’être entièrement mobilisé. L’annonce du ralliement de Kennedy a été trop proche de la fin de la convention démocrate et a été noyée médiatiquement. L’équipe de campagne de Trump reste en cours de réorganisation et à la recherche d’un nouveau positionnement après le retrait de Joe Biden.

Une polarisation utile ?

À l’approche du très attendu débat Trump-Harris le 10 septembre, les stratégies sont donc des plus claires. Les Démocrates misent sur un plébiscite anti-Trump pour conquérir l’électeur médian. Le camp républicain, quant à lui, recourt au style populiste pour mobiliser les abstentionnistes. Les Démocrates vilipendent le caractère de Trump et sa connivence avec les ultrariches plutôt que son programme. Ils aspirent à convaincre qu’ils forment, eux aussi, une force de changement, mais de changement plus institutionnel, plus apaisé. Les Républicains se sont rabattus sur le pessimisme sur l’avenir du pays et la dénonciation du supposé “gauchisme” du ticket Harris-Walz. Une autre façon de jouer avec la peur.

Cette dramatisation partisane ne doit pas faire oublier que la polarisation de la vie politique, déjà analysée par Tocqueville en 1835, ne présente pas que des inconvénients. Elle permet de gommer les divisions internes propre à chaque camp pour se concentrer sur “l’ennemi”. Elle est aussi un formidable levier de financement pour des campagnes de plus en plus coûteuses. Les électeurs sont plus prompts à donner s’ils ont le sentiment d’une urgence ou d’un péril. Une course au financement où le Parti démocrate a pris une nette avance avec une levée de fonds de 540 millions de dollars depuis le retrait de Joe Biden.

Cela suffira-t-il pour se maintenir à la Maison Blanche ? Si un tel trésor de guerre compte au “pays de l’argent roi”, il ne suffit pas à garantir la victoire. Les stratégies électorales, quoique plus ou moins visibles, tiennent le premier rôle dans ce type de scrutin à la fois indirect (les grands électeurs) et local (chaque État a ses règles). C’est pourquoi il importe par-dessus tout de les comprendre si l’on ne veut pas rester à la remorque des faux-semblants de l’actualité.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original, signé Elisa Chelle, Professeure des universités en science politique, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières