L’écrivain Milan Kundera, peintre sarcastique de la condition humaine, s’est éteint

“Je suis né un 1er avril. Ce n’est pas sans impact sur le plan métaphysique”, rappelait avec ironie, au cours d’un de ses rares entretiens, l’écrivain Milan Kundera, décédé mardi des suites d’une longue maladie.

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Milan Kundera en 1980. Crédit: Elisa Cabot / Commons
En 1984 paraît ce que d’aucuns considèrent comme son chef-d’œuvre, L’Insoutenable légèreté de l’être, formidable roman d’amour et ode à la liberté.

Né Tchécoslovaque, déchu de cette nationalité avant de devenir Tchèque sur le tard, mais Français depuis 1981, l’auteur de L’Insoutenable légèreté de l’être (1984), peintre sarcastique de la condition humaine, était l’un des romanciers de langue française les plus influents au monde.

Non qu’il ait cherché la célébrité : il a obstinément fui les médias pendant plus de trois décennies, et on pouvait seulement le voir se promener, avec sa femme Vera, autour de la rue du Cherche-Midi, dans le 6e arrondissement de Paris.

Milan Kundera, un des rares auteurs à être entré de son vivant dans la prestigieuse collection française de La Pléiade (en 2011), souhaitait qu’on parle de son oeuvre et rien d’autre. Son dernier passage à la télévision remonte à 1984, son dernier entretien avec un journaliste à 1986.

Plus important pour lui : prendre soin de ses romans, comme quand il retraduit en français le premier, La Plaisanterie, après avoir découvert avec effarement que son style économe avait été alourdi de fantaisies inutiles.

L’auteur de L’Immortalité a été plusieurs fois victime de macabres canulars sur les réseaux sociaux où sa mort avait été annoncée avant l’heure.

Né à Brno, dans l’actuelle République tchèque, le 1er avril 1929, destiné comme ses parents à une carrière de musicien, Milan Kundera fut d’abord un romancier mélomane. Ses premiers textes, des poèmes rédigés en tchèque, sont composés comme des sonates.

Proche du régime communiste, il s’en éloigne assez vite sans pour autant devenir un dissident. En 2008, un magazine tchèque exhumera un “document” de la police communiste de Prague de 1950 suggérant qu’il aurait dénoncé un de ses concitoyens durant la sombre période stalinienne. Blessé par ces accusations, Milan Kundera ne riposte pas.

“On pardonne difficilement à un homme d’être grand et illustre. Mais encore moins, s’il réunit ces qualités, d’être silencieux”, écrit dans une tribune publiée par Le Monde la dramaturge Yasmina Reza. Des écrivains comme Gabriel García Marquez et Philip Roth prennent sa défense.

Lorsqu’il était encore Tchécoslovaque, Milan Kundera a publié deux romans, La Plaisanterie (achevé en 1965 et publié plus tard, salué notamment par Aragon) et Risibles amours (1968), des textes dressant un bilan amer des illusions politiques de la génération du coup de Prague qui, en 1948, permit l’arrivée au pouvoir des communistes.

“Dans le territoire du roman, on n’affirme pas : c’est le territoire du jeu et des hypothèses”

Milan Kundera

Mis à l’index dans son pays après l’écrasement du mouvement réformateur du Printemps de Prague par les chars soviétiques, Kundera s’exile en 1975 en France avec Vera, présentatrice vedette de la télévision tchèque.

Naturalisé français, il choisira dès lors le français comme langue d’écriture, pour marquer sa rupture avec un pays natal qui l’a déchu de sa nationalité en 1979. Kundera, qui n’est devenu Tchèque qu’en 2019, a interdit la traduction dans sa langue maternelle des livres qu’il avait écrits en français, ce qui lui a valu de nombreuses critiques dans son pays natal.

En France, il publie La Valse aux adieux, Le Livre du rire et de l’oubli… Et en 1984 paraît ce que d’aucuns considèrent comme son chef-d’œuvre, L’Insoutenable légèreté de l’être, formidable roman d’amour et ode à la liberté, tout à la fois grave et désinvolte, dont le sujet n’est rien moins que la condition humaine. Le livre sera adapté au cinéma en 1988, avec Juliette Binoche et Daniel Day-Lewis.

Analyste de son propre travail, il a notamment signé en 1986 L’Art du roman. Il y explique qu’“en entrant dans le corps du roman, la méditation change d’essence. En dehors du roman, on se trouve dans le domaine des affirmations, tout le monde est sûr de sa parole : un politicien, un philosophe, un concierge… Dans le territoire du roman, on n’affirme pas : c’est le territoire du jeu et des hypothèses”.

Dans La Fête de l’insignifiance (2014), par la voix d’un de ses personnages, il poursuivait sa réflexion à l’aune de son oeuvre : “Nous avons compris depuis longtemps qu’il n’était plus possible de renverser ce monde, ni de le remodeler, ni d’arrêter sa malheureuse course en avant. Il n’y avait qu’une seule résistance possible : ne pas le prendre au sérieux.”