[L’Heure Sciences Po] Usage de la force armée et politiques de défense en Afrique

En collaboration avec Sciences Po Rabat, l’IEP de l’Université internationale de Rabat (UIR), nous ouvrons nos colonnes à des spécialistes pour décrypter, mettre en perspective et éclairer l’actualité nationale et internationale. Ce mois-ci, le professeur en sciences politique Julien Durand de Sanctis analyse les politiques africaines de défense.

Cellou Binani / AFP

Nombreuses sont les critiques régulièrement adressées aux armées nationales africaines contemporaines lorsqu’il s’agit d’évaluer leur efficacité sur le terrain. Mal formées, mal équipées, mal soldées, corrompues, prétoriannisées…Il est assez simple aujourd’hui de les qualifier péjorativement. Plus profondément, la question même de la viabilité et de l’autonomie des politiques de défense dans un grand nombre d’Etats en Afrique interpelle régulièrement la communauté politique internationale.

Les raisons d’un tel pessimisme sont en partie fondées sur des constatations objectives : depuis les indépendances africaines et la constitution d’armées nationales, les exemples de faillite des pratiques militaires ne manquent pas : pillages, exactions, viols, rançonnement se produisent régulièrement au sein des forces militaires africaines.

Outil d’instabilité politique et de renversement du pouvoir, l’armée est à la fois un acteur craint et rejeté mais aussi pleinement intégré à l’histoire des régimes politiques africains contemporains de sorte que sur tout le continent, seuls l’Afrique du Sud et la Namibie, n’ont pas connu de régime militaire.

Le recours à l’histoire longue permet cependant de mieux situer le rôle occupé par le pouvoir militaire en Afrique tout en évitant un comparatisme brutal entre les politiques de défense actuelles en Afrique et celles conduites dans d’autres régions du monde comme en Europe ou en Amérique du Nord. Les politiques africaines de défense et leurs armées sont les héritières de traditions coloniales extraverties qui ont eu pour but la protection des intérêts des puissances européennes et non des populations locales.

Par ailleurs, du fait du règlement principalement diplomatique et non pas militaire des rivalités coloniales européennes en Afrique, les forces armées présentes sur le continent ont historiquement assuré des opérations de police et de maintien de l’ordre et non pas de guerre. Une situation qui s’est répétée au cours de l’édification des Etats africains durant la deuxième moitié du XXème siècle.

à lire aussi

Non seulement les jeunes armées nationales n’eurent qu’un rôle marginal dans l’accès aux indépendances mais en outre elles furent, pour la plupart, neutralisées ou instrumentalisées par plusieurs puissances extérieures (France, Grande-Bretagne, URSS, Etats-Unis…) dans le contexte des stratégies d’affrontement indirects conduites au cours de la Guerre froide sur le continent. Rares furent donc les guerres conventionnelles strictement africaines.

Si certaines débouchèrent sur des affrontements de grandes ampleur (guerre entre l’Erythrée et l’Ethiopie entre 1998 et 2000 par exemple), la plupart ne renfermèrent que des affrontements militaires de basse et de moyenne intensité (conflit de la bande d’Aouzou entre la Libye et le Tchad à partir de 1973 ; « Guerre des sables » entre le Maroc et l’Algérie en 1963…) ce qui ne signifient pas qu’ils ne furent pas sanglants, en particulier pour les populations civiles.

La conséquence principale de ce legs historique affecte principalement aujourd’hui le fondement des politiques de défense des Etats africains. Si la plupart des Etats du continent définissent constitutionnellement le rôle et les attributions du pouvoir militaire dans l’organisation de la protection et de la sécurité d’un territoire et d’une population, force est de constater que ces politiques ne sont souvent pas perçues comme crédibles par la communauté internationale.

A travers cette critique, c’est bien l’utilité des politiques de défense africaines, en tant que politiques publiques, qui est mise en accusation. Fatalement, cette vision a favorisé l’idée selon laquelle les conditions nécessaires à la réalisation de la sécurité en Afrique ne passaient pas réellement par la promotion et le soutien des différentes politiques de défense nationales mais bien par le développement d’une sécurité globale et collective.

Cette approche a longtemps incité une nouvelle forme d’extraversion des politiques de défense et de sécurité du continent fondée sur l’emploi, à défaut des forces armées nationales, de forces militaires extérieures (casques bleus 2 , forces dépêchées par des pays étrangers ou des communautés de sécurité…). Une tendance qui s’est en outre renforcée avec le développement des approches inclusives de la sécurité en Afrique, notamment par l’introduction de la notion de sécurité humaine, en particulier après la publication du rapport mondial sur le développement humain par le PNUD en 1994 3 . L’idée était ainsi d’élargir le cadre strict des politiques de défense, rattachées à une représentation traditionnelle et stato-centrée de la sécurité, pour l’étendre à des champs beaucoup plus amples (santé, éducation, alimentation, droits fondamentaux…).

Les Etats africains ont ainsi été sommés de se conformer aux nouveaux “standards” des politiques de sécurité élaborées à la fin des années 1990 et au début des années 2000. On y défendait la disparition des conflits conventionnels, la prolifération des guerres civiles, des menaces terroristes ou encore des risques sociaux, sanitaires ou encore environnementaux. Ce cadre semblait particulièrement bien s’adapter au continent africain au sein duquel rares furent les conflits classiques et réguliers tandis que des formes extrêmement variées d’insécurité s’y développaient sans cesse. La place accordée par les armées africaines dans la lutte contre ces nouveaux risques et menaces semblait donc souvent désuète voire même dangereuse.

Par ailleurs, plusieurs programmes de développement des capacités militaires africaines ont été lancés au cours de la même période afin de stimuler la conduite coordonnée et intégrées des militaires dans la gestion de sécurité sur le continent. Le programme français RECAMP 4 , lancé au cours des années 1990, et la constitution du réseau des ENVR 5 ont permis d’instruire des milliers de soldats dans différents champs d’expertise (génie, logistique, santé…). On n’hésitait pas alors à parler d’”africanisation” de la sécurité sur le continent pour indiquer le nécessaire passage de relais entre les acteurs extérieurs et les forces armées locales.

L’exercice militaire annuel « Flintlock »,Crédit: U.S. Embassy Abidjan

Mais ces exemples restent souvent des exceptions aux yeux de la communauté internationale. L’armée, en Afrique, reste régulièrement associée à une dimension prédatrice. Les innombrables programmes d’accompagnement et de tutelle en témoignent : les forces militaires africaine font souvent partie des problèmes à traiter en matière de sécurité et non des solutions.

Sur ce point, l’exemple actuel du G5 Sahel est particulièrement intéressant. A partir des années 2010 et plus particulièrement à la suite de l’opération française “Serval” en 2013, des besoins réels de coordination militaire se sont fait sentir parmi plusieurs Etat sahélien. Le Tchad, à titre d’exemple, initia des partenariats stratégiques avec certains pays limitrophes comme le Cameroun ou le Niger afin coordonner plus efficacement la lutte contre les groupes terroristes armés, notamment en permettant un droit de poursuite au- delà des frontières de ses voisins.

Mais le succès de ces premières initiatives locales a très vite encouragé la reprise en main normative des objectifs de la sécurité au Sahel par des acteurs internationaux. Dès 2014, la convention instituant le G5 Sahel rajoutait, aux objectifs militaires initiaux, toute une série d’objectifs politique plus ambitieux mais aussi plus larges (lutte contre la pauvreté, le sous-développement, la démocratisation des institutions publiques, lutte contre les changements climatiques…) 6 . Ces nouveaux objectifs, issu du nexus “sécurité- développement” ont ensuite bénéficié du large soutien d’une série de bailleurs de fond à l’instar de la France, de l’Allemagne de la Banque Mondiale ou encore de l’Union européenne.

La situation des politiques de défense en Afrique est donc aujourd’hui soumise à une série de processus politiques et normatifs qui ont tendance à extravertir l’usage de la force armée. Cette tendance n’est pas nouvelle. Elle s’inscrit dans le temps long de l’histoire de la violence sur le continent qui a régulièrement conduit à une forme de dépossession de la force publique pour différentes raisons.

à lire aussi

A la domination coloniale et aux stratégies d’ingérence au cours de la Guerre froide s’ajoute désormais un nouveau régime d’extraversion de la force publique en Afrique fondé sur la prééminence des partenaires politiques et militaires extérieurs ainsi que sur leurs cadres doctrinaux et normatifs. Ce régime se caractérise principalement par la valorisation de l’aide au développement comme outil de la sécurité et par la minoration des moyens traditionnels comme le soutien aux politiques de défense et aux armées nationales, souvent considérées comme des acteurs de la conflictualité.

Si cette approche trouve toute une série de justifications fondées elle expose également le continent au risque, de plus en plus avancé, d’une forme de libéralisation avancée du marché de la sécurité où le rôle des acteurs nationaux et de leurs intérêts a tendance à être déclassé au profit de buts et d’objectifs définis dans les cénacles des organisations régionales et internationales. Si la promotion d’une sécurité collective est aujourd’hui bien évidemment indispensable et parfaitement louable en Afrique, la prise en compte et l’intégration réelle des politiques de défense nationales en tant que politiques publiques crédibles semble également urgente. Encore faut-il faire confiance à l’histoire politique du continent.


Julien Durand de Sanctis est docteur en science politique de l’université Jean Moulin-Lyon 3. Professeur Assistant à l’IIEP de Rabat, Université Internationale de Rabat (Sciences Po Rabat), professeur invité à Sciences Po Paris et directeur du Master Sécurité Internationale de l’IEP de Rabat, ses cours portent, entre autres, sur l’histoire des idées politiques, la théorie de la stratégie et de la sécurité ou encore la géopolitique et l’intégration régionale en Afrique. Chercheur et consultant spécialisé en sécurité internationale, il a notamment publié Philosophie de la stratégie française vol. 1 (La stratégie continentale) et vol.2 (La stratégie africaine) aux éditions Nuvis. Ses recherches portent sur les questions de sécurité en Afrique, la politique étrangère et de défense française ainsi que la théorie de la stratégie.